#NUITDEBOUT, quels sont nos communs ?

Depuis le jeudi 31 mars 2016, le collectif #nuitdebout s'est installé place de la République à Paris, à l'occasion d'une journée de manifestations contre la loi Travail de la ministre El Khomri. J'étais présent ce premier soir, parmi une petite centaine de personnes serrées les unes contre les autres, sous une pluie glacée. Il était question de l'art et la manière de pouvoir rester sur place, s'il fallait rester ou plutôt se retrouver une fois par semaine, comment réagir si la police décidait d'évacuer la place, mais aussi de démocratie et de sa réalisation véritable, ou de son abandon pour d'autres formes de société.

Depuis ce premier soir, le mouvement tient bon, les commissions se multiplient, le site “officiel” se remplit (http://www.convergence-des-luttes.org), fait parler en bien ou en mal dans les médias, force des politiciens à se positionner, s'exporte dans les régions et au-delà des frontières.

Pour ma part, j'ai la chance de pouvoir assister régulièrement aux événements de la place de la République. Sur cette page, je collecte mes notes et remarques sur l'évolution du mouvement #NuitDebout.

Première soirée de la #NuitDebout place de la République, à Paris

Les débats étaient organisés : des tours de parole, 2 mn max par personne, un “scribe” chargé de prendre des notes, un animateur pour résumer la progression de la discussion, rappeler les règles techniques, etc. Les techniques du mouvement américain #Occupy sont utilisées : une gestuelle silencieuse permet d'exprimer accord, désaccord, question sur un point technique, etc. Le tout pour permettre la discussion et les votes, même quand on est vraiment nombreux.

Quatre thématiques principales ont été abordées en ce 31 mars, pendant l'heure où j'ai assisté aux débats :

  • Comment on s'organise pour rester là cette nuit ? Comme il pleut beaucoup, on ne peut pas s'asseoir à même le sol, il faudrait des palettes et des cartons, qui se charge d'en trouver ? La préfecture aurait donné l'autorisation de rester toute la nuit, mais comment réagir si la police veut nous déloger ? Doit-on essayer de rester là toutes les nuits, le plus longtemps possible, ou se donner rendez-vous, par exemple tous les samedis jusqu'au dimanche, aussi longtemps qu'il le faudra pour que le mouvement “prenne” ?
  • La loi El Khomri sur le travail, on est contre, évidemment (parce que ça précarise un peu plus les emplois), mais ce n'est pas pour cela qu'on est là. C'est une goutte d'eau supplémentaire dans un ras-le-bol général de la politique menée par un gouvernement qui se prétend encore “socialiste” alors qu'il a maintes fois fait la preuve de sa soumission à la logique néo-libérale du TINA, la doctrine de Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980 qui a fait flores depuis dans la gestion financière et économique des pays européens.
  • Faut-il participer aux élections, ou au contraire les boycotter ? Est-ce qu'il faut jouer le jeu de la démocratie représentative (même si elle est loin, bien loin, d'être parfaite) ou faut-il s'inspirer de démarches proches de l'anarchie (on cite l'exemple espagnol de 1936), pratiquer l'auto-gestion et convaincre peu à peu autour de nous pour faire éclater le vieux système ?
  • La devise de la République, “Liberté, Égalité, Fraternité”, est citée à plusieurs reprises, avec cette idée que ces valeurs, elles sont tout de même bien fichues, humanistes, progressistes. Même si le système politique lui-même est plus ou moins pourri et déficient, ces principes-là sont primordiaux et devraient animer la réflexion du mouvement. Comment penser la liberté, l'égalité, la fraternité, “pour de vrai”, et pas simplement comme des mots qui font bien dans des discours politiques de circonstance ?

Un principe déjà présent dès le premier soir, qui ne va pas cesser de s'affirmer par la suite : le mouvement se veut horizontal, c'est-à-dire sans hiérarchie et sans leader charismatique : “Je n’ai nulle envie d’apparaître pour ce que je ne suis pas : le leader d’un mouvement qui n’a pas de leader”, précisera par exemple l'économiste Frédéric Lordon au Monde le 6 avril.

Une petite idée de l'ambiance, malgré le froid de cette soirée, via cette vidéo prise lorsqu'un groupe musical s'est installé dans un coin de la place de la République :


Quelques jours plus tard, de retour sur la place dans la soirée, je constate que le mouvement a déjà pris de l'ampleur, malgré les interventions musclées de la police chaque petit matin pour déloger tout le monde : il n'y a plus 100 personnes mais plutôt mille, ou pas loin, dont une bonne partie, assis comme dans un amphithéâtre, participe aux débats. Le mouvement comment à s'étendre à d'autres villes, Lyon, Nice, Toulouse… Un petit air de révolution douce commence à se faire entendre. Douce, dans le sens où il n'y a aucune violence dans ces assemblées, aucun chaos, mais au contraire une volonté affirmée de s'organiser ensemble pour “changer les choses”.

Parmi les slogans que je note le 31 mars au soir, une grande banderole :

  • Qu'elle soit nationaliste, républicaine ou socialiste, virons la droite !
  • Assemblée citoyenne quels sont nos communs ?!!
  • Le licenciement c'est l'emploi, la guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage 1).

Des anars, des utopistes, des musiciens, des gauchistes radicaux, des paysans (la Confédération Paysanne interviendra plusieurs fois les premiers jours sur la place de la République)… Tout ce beau monde un peu hétéroclite ne ressemble pas, en tout cas, aux caricatures qu'en font certains médias.

À ce titre, notons, pour rire même si c'est effarant, la critique franchement absurde du chroniqueur de Radio France, Brice Couturier, lequel est à ce point courroucé par l'initiative #NuitDebout qu'il a préféré quitter un plateau d'une émission en direct plutôt que d'en débattre avec les invités de la dite émission, tous plutôt favorables au mouvement (quelle indécence !).

Le 5 avril, donc au sixième jour du mouvement, Brice Couturier twitte donc, sans rire : “La nuit debout, pâle copie gauchiste des “veilleurs” catholiques intégristes, existe surtout dans la tête des journalistes.”

Le fiel de la remarque n'a d'égal que sa bêtise. Soit notre chroniqueur sait très bien qu'il dit une énormité, mais associer ses ennemis idéologiques à l'extrême-droite est tellement pratique, soit il croit vraiment que le mouvement s'inspire des "veilleurs" catholiques issus des rangs de la Manif pour Tous de 2013, et alors c'est la preuve de son insondable ignorance à propos de ces petites choses négligeables que sont les mouvements Occupy Wallstreet aux États-Unis ou les Indignados en Espagne, tous deux nés en 2011, parallèlement au Printemps arabe.

En tout cas, la méfiance mêlée de mépris d'un Brice Couturier pour le mouvement est symptomatique : la #NuitDebout prend de court les experts en mondanités médiatiques aptes à disserter sur tout et n'importe quoi, mais incapables de percevoir l'intérêt de mouvements assembléistes et communs comme celui-ci. Peut-être parce qu'ils menacent quelque peu un certain ordre établi, au sein duquel ces chroniqueurs de la vie sociale et politique française se sentent tout à fait à l'aise ?

Je retourne visiter la #NuitDebout quelques jours plus tard. C'est dimanche, il fait beau, j'arrive place de la République vers 13h. La place est encore calme, de nombreux stands sont en train d'être montés, quelques promeneurs commencent à s'y arrêter. Je suis impressionné par le foisonnement des stands, les programmes de la journée inscrits sur de grands paperboards ici et là, les innombrables slogans et textes écrits sur les murs de fortune.

#NuitDebout, après-midi du dimanche 10 avril 2016, place de la République, Paris

La place ne tarde pas à se remplir, vers 14h, il y a déjà des agrégats de gens à divers endroits, à 15h, toute la place est remplie d'une foule dense, on circule via des corridors improvisés entre les masses regroupées pour débattre en commissions, en cercles à même le sol, participer à des conférences (j'ai compté pratiquement 300 personnes à celle à propos du revenu universel), ou qui se renseignent aux différents stands. Pêle-mêle, on trouvait ce jour-là des commissions sur l'éducation, le travail, la grève générale, l'amour, les actions à mener, la rédaction d'un manifeste du mouvement, l'accueil des migrants et réfugiés, … Et des stands de Greenpeace, d'Acrimed, du Mouvement Utopia, du DAL, d'un libraire en auto-gestion proposant notamment des livres sur la décroissance et l'anarchie, un stand sur la condition animale et le véganisme, un potager improvisé distribuant des petits pots de diverses plantes, mais aussi un squat d'anarchistes bariolé de slogans anti-police, plusieurs petits attroupements de musiciens “du dimanche”, quelques musiciens très pro (dont Nina Blue, seule avec sa guitare et un petit ampli, cf. vidéo ci-dessous), un atelier de dessin ouvert à tout le monde, un stand de nourriture avec “prix libre”, …


J'ai assisté notamment à la conférence intitulée “Réflexion sur le travail”. Un des intervenants a traité en détail des SCOP (sociétés coopératives et participatives), en regrettant que cette forme d'organisation du travail, dans laquelle les travailleurs “sont leur propre patron”, ne soit généralement envisagée qu'après une crise de l'entreprise et un dépôt de bilan.

Un autre intervenant détaille à quoi pourrait ressembler une société garantissant un revenu universel et inconditionnel à tous les citoyens adultes. J'ai pris des notes, voici une synthèse de son propos :

  • Il faudrait d'abord reconnaître que tout le monde travaille. La distinction entre actifs et inactifs permet de qualifier des “parasites” de la société, alors qu'ils fournissent aussi une forme de travail, ne serait-ce que parce qu'ils créent eux aussi du lien social, et que c'est un travail que d'entretenir du lien social, même si notre société actuelle considère cela comme une forme de loisir ;
  • Dé-corréler le travail et l'emploi. Le travail c'est “toute activité qui contribue à l'enrichissement collectif”. Le bénévolat est donc une forme de travail. L'emploi, c'est la soumission à une autorité. Dans une société sans “emploi” mais avec “du travail”, il n'y aurait plus ces liens hiérarchiques artificiellement créés par le sytème dans lequel nous sommes plongés pour le moment ;
  • Instaurer un revenu inconditionnel et suffisant tout au long de la vie. Suffisant pour échapper à trois choses :
    • rester au-dessus du seuil de pauvreté (soit 1000 € par mois et par adulte pour la France aujourd'hui),
    • à l'exclusion sociale (je suis pauvre donc je n'ai pas accès à plein de choses que les autres peuvent avoir, et si je suis pauvre, c'est ma faute, j'avais qu'à trouver du travail…)
    • à l'exploitation par l'emploi (je suis tellement pauvre que je dois accepter un travail de merde pour m'en sortir, travail subi et non choisi).
  • Libérer le travail de l'emprise capitaliste, le capitalisme ayant besoin d'entretenir une classe pauvre pour générer du profit en embauchant à moindre coût.
    • Mais alors, et les tâches pénibles alors, qui acceptera encore de les faire ? D'abord détruire ces tâches pénibles, celles qui le sont, en tout cas.
    • Puis partager celles qu'on n'aura pas pu supprimer, elles deviendront moins pénibles si elles ne sont plus l'objet du mépris social de ceux qui ont la chance de ne pas avoir à s'en préoccuper. On ne jette plus de la même manière quand on a été du côté du balai.
  • Enfin, libérer nos vies de l'objectif productiviste : avec un droit d'être inactif, sans avoir à rien justifier à l'employeur, ainsi qu'un droit inconditionnel au temps partiel, librement choisi.

À noter aussi, l'émergence d'une initiative #ScienceDebout, qui rassemble des étudiants et chercheurs. Concrètement, ce dimanche 10 avril, plusieurs d'entre eux se promenaient sur la place avec des pancartes comme “Je suis biologiste marin, posez-moi vos questions”, “Je suis philosophe, posez-moi vos questions”, “je suis mathématicien”, etc. Libre à chacun de les aborder et de palabrer librement avec eux. Et ça marche, j'ai vu nombre de discussions démarrer ainsi, agrégeant peu à peu plusieurs curieux. Sur Twitter, le hashtag (mot-dièse) #ScienceDebout donne une bonne idée des activités de ce collectif.

Quelques slogans et mots d'ordre lus ce dimanche :

  • Baisons est un mot d'ordre !
  • Le désordre, c'est l'ordre moins le pouvoir
  • Anarchie vaincra (sauf météo défavorable)
  • Nos vies sont des Zones À Défendre
  • Jusqu'ici tout va bien, ce qui compte c'est pas la loi travail, c'est l'insurrection qui vient
  • La victoire c'est d'aller de défaite en défaite sans JAMAIS renoncer
  • Des cannabistrots, pas des kalashnikovs !
  • “Ne doutez jamais qu'un petit groupe de gens réfléchis et engagés puisse changer le monde. En fait, c'est toujours comme cela que ça s'est passé.” (Margaret Mead)

En moins de deux semaines, #NuitDebout a déjà réussi quelque chose d'assez impressionnant en terme de mobilisation “horizontale” et de réflexion collective. Il me paraît évident que même si le mouvement s'arrêtait là, à l'aube du lundi 11 avril (la place de la République ayant été évacuée), il en resterait tout de même forcément quelque chose. Quelque chose qui est encore difficile à nommer, mais qui n'est pas de l'ordre de la revendication ou de la protestation, mais bien plutôt quelque chose qui propose, qui veut inventer une autre société, plutôt que passer son temps à critiquer celle-ci.

Oublié le chroniqueur de Radio France Brice Couturier qui voyait dans le mouvement #NuitDebout une illusion qui n'existait “que dans la tête des journalistes”. Dix jours après la première soirée, difficile de continuer à nier l'évidence : le mouvement est en train de prendre. L'effervescence est là, il y a même maintenant une radio, une télévision, le site web Convergences des Luttes est bourré de comptes-rendus des diverses commissions, le mouvement a essaimé en province (à Lyon, à Nice, à Toulouse notamment), et même ailleurs en Europe. Le site FramaSoft a publié une Framacarte des initiatives.

Et depuis ce lundi 11 avril, un nouveau venu : le WikiDebout, plate-forme collaborative (sous DokuWiki, oh yeah !), qui se propose notamment de parler du revenu de base, de la décroissance, et de travailler à une Constitution du mouvement.

On notera les propos de l'ancien premier ministre François Fillon, du mouvement Les Républicains (ex UMP), ce même dimanche, lors d'une émission sur Europe 1 :

L'ancien Premier ministre s'est dit “profondément choqué” (coucou Jean-François Copé) que le mouvement “Nuit Debout” soit toléré en plein état d'urgence : “Je comprends la colère des gens de gauche par rapport à la politique conduite par François Hollande, mais je suis profondément choqué qu’on ait d’un côté l’état d’urgence, et que de l’autre on tolère ce type de rassemblement”, a-t-il souligné. Il a également regretté “le spectacle des policiers insultés par les manifestants alors qu’il y a deux mois, la France communiait avec sa police”, notamment après les attentats du 13 novembre à Paris. Conclusion : “Ces Français sont extrêmement minoritaires ; l’immense majorité des Français veut qu’on libère le pays”.

(Source : article du magazine Marianne du lundi 11 avril 2016)

“L'immense majorité des Français veut qu'on libère le pays.” De qui ? De quoi ? Oui effectivement, cher François, il y a une volonté palpable de libération. Mais pas sûr qu'on parle de la même chose.

Vendredi et samedi soir, je retourne à #NuitDebout, cette fois accompagné de mon fiston, six ans et demi. Au départ, je m'interroge. Je sais bien que la place de la République occupée ne représente pas un risque particulier pour un enfant, j'en ai déjà croisé beaucoup depuis trois semaines, mais je me demande si le mien va s'intéresser à tout cela, ou me réclamer de repartir dès qu'il verra toute cette foule. On va passer en fait deux soirées à palabrer et jouer sur la place, au milieu des grandes personnes réunies en dizaines de groupes de dix à 400 personnes. Exercice délicat mais passionnant : expliquer à un enfant de niveau Cours Préparatoire de quoi il retourne. “Papa, que font-ils là tous ces gens ? De quoi ils parlent ? Pourquoi il y a écrit “démocratie t'es où ?” ici ? Pourquoi i y a tous ces policiers dans des camions ? C'est quoi toutes ces bougies sur la statut ? Pourquoi y'a une photo d'une dame au dessus de la bougie ?” Je suis soumis à une batterie de questions assez conséquente, dont certaines qui remuent un peu. Je lui réponds que les gens se réunissent ici “parce qu'ils trouvent qu'il y a trop d'inégalité et d'injustice dans notre société, des gens qui ont énormément d'argent et beaucoup, beaucoup d'autres qui n'en ont pas assez, des gens qui voudraient un toit pour dormir mais n'y arrivent pas, des étudiants qui s'inquiètent beaucoup pour plus tard parce qu'il n'y a plus de travail.” Il est fasciné par ces assemblées, veut monter sur mes épaules pour voir et écouter.

Vendredi soir, devant l'assemblée citoyenne - au moins 300 personnes assises - lors d'une discussion sur la notion de travail, une petite fille prend le micro : “moi le travail, j'aime pas, parce que ça fait que je vois pas assez ma maman”. La foule applaudit et rit, mon fils juché sur mes épaules s'exclame : “Elle a raison ! Elle a raison !”

Sinon, à part écouter des gens parler, que faire avec un gosse à la #NuitDebout ? Il y avait un atelier dessins, des parts de gâteaux bio vendus par des participants au mouvement, mais le mien, de gosse, a préféré regarder un spectacle de cracheurs de feu, assez bluffant il fallait bien l'avouer. Pendant plus d'une heure, plusieurs jongleurs et cracheurs ont enthousiasmé une foule compacte, accompagnés par des tambours.

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Au final, en deux soirées ensemble (grosso modo, de 19h30 à 22h30), à aucun moment je n'ai senti un quelconque malaise à l'idée de balader mon gosse sur la place de la République. Au contraire, il y avait une réelle bienveillance autour de nous. Un type s'arrête devant nous et me demande s'il peut prendre mon fils en photo : “il est trop beau avec son gilet plein de couleurs !”

Un type totalement aviné se risque à monter sur le statuaire de la place, il se retrouve bloqué à mi-chemin, les pompiers arrivent et l'aident à redescendre. Pendant toute l'opération, nous restons plantés là, parmi les badauds, je commente l'action à mon fils, qui remarque : “C'est donc comme ça, un monsieur qui est saoul ?”. Nous en avions justement parlé la veille, des dangers de l'alcool à haute dose.

Enfin, il me demande pourquoi il y a toutes ces bougies autour du statuaire. Je lui explique, avec des mots simples, qu'il y a quelques mois plein de gens sont morts, tués à coups de mitraillette alors qu'ils prenaient des verres entre amis à la terrasse des cafés. je me prépare à lui expliquer des choses complexes, le terrorisme, l'intégrisme, la situation géopolitique au Moyen-Orient… Mais ouf, je n'ai pas à le faire, il s'intéresse plutôt aux victimes, demande si certaines ont survécu, si on peut survivre quand une vraie balle de fusil entre dans le corps. Je lui explique enfin que toutes ces petites bougies, ce sont des manières de se rappeler des gens qui sont morts lors de ces événements, on allume les petites flammes et c'est une manière de penser à eux, de leur rendre hommage. S'en suit une session d'une bonne heure à tenter de rallumer plein de bougies et de les protéger du vent. Nous sommes aidés par une dame, très digne et très silencieuse, qui aura passé la soirée à nettoyer et arranger les centaines de bougies et petits souvenirs posés sur le piédestal de la statue.

Dimanche, et donc en fin de troisième semaine d'occupation, les activités étaient toujours aussi nombreuses sur la place de la République. Dans un coin, une foule nombreuse est restée toute l'après-midi pour parler de la Kabylie libre, avec plusieurs intervenants dont au moins un chanteur, visiblement célèbre chez les Kabyles, qui reprenaient en chœur ses morceaux.

Sous un petit chapiteau, la commission “Féminisme” organise une discussion “non-mixte”, c'est-à-dire que les hommes n'y sont pas les bienvenus. De fait, je ne sais pas de quoi il était exactement question, mais j'ai vu plusieurs passants se faire gentiment rabrouer parce qu'ils tardaient à passer leur chemin, et tendaient un peu trop l'oreille. Personnellement, je ne vois rien à redire à ces rassemblements non-mixtes, je ne suis pas concerné et c'est tout. Mais j'ai trouvé tout de même assez délicat de réussir à tenir ce genre de réunion en plein air, au milieu de tout ce monde. J'imagine que la discussion devait être constamment ponctuée de “monsieur, s'il vous plaît, éloignez-vous ! C'est non-mixte ici !” Et pas sûr que les simples curieux aient une image positive de ce genre de féminisme qui entend les exclure.

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Parmi les nombreuses commissions présentes ce jour-là, j'ai participé aux discussions de la commission “Françafrique”, à propos du génocide du Rwanda en 1994 (au moins un million de morts en cent jours), et de la responsabilité de l'État français dans ce drame. La discussion commence par un résumé des événements par un étudiant en histoire, puis un jeune homme, survivant du génocide, témoigne qu'aujourd'hui “les enfants des bourreaux et ceux des victimes arrivent à peu près à vivre ensemble”. La question qui fâche, c'est bien sûr celle de la responsabilité du gouvernement français dans le massacre : a-t-il seulement “laissé faire” ? L'armée française a-t-elle continué à entraîner les militaires Hutu, devenus milices meurtrières, au nom de l'entraide entre les deux nations, sans voir qu'un véritable génocide était en cours ? Pourtant, les signes avant-coureurs étaient nombreux et le génocide était organisé bien à l'avance par, semble-t-il, des extrémistes Hutu qui ne toléraient pas le nouveau gouvernement “d'union nationale” qui allait faire travailler ensemble Hutu et Tutsi.

Certains participants à la discussion sont très remontés et tiennent un discours proche du complotisme le plus simpliste : tout ça, c'est la faute des Américains et d'Israël, les Africains doivent enfin se lever contre “les Blancs, tous les Blancs, et aussi les Sémites, ils ont inventé le SIDA pour nous détruire !”. Ça devient n'importe quoi, mais une fois de plus, je remarque la même “stratégie” face à ces véritables trolls venus pourrir les débats : on les laisse s'exprimer, on leur parle toujours poliment, et quand ils ont terminé leur diatribe, les voilà qui se sentent bien cons car il n'y a personne pour feed the troll. Ils s'éloignent bientôt, vexés de n'avoir pas réussi à provoquer la polémique, ou de n'avoir pas pu voler la vedette.

À l'Assemblée populaire, en fin de journée, les commissions présentent leurs décisions et revendications du jour. Tout y passe, on saute du problème du manque de toilettes sur la place à une discussion sur le fait d'appeler ou pas à une grève générale, un “cassos de la cité” (il se présente ainsi) discute dans un langage fleuri de l'économie souterraine et lance à la foule : “Ah ! vous êtes bien contents de venir dans nos barres de cité pour acheter votre shit ! Arrêtons l'hypocrisie putain !”… Un autre gars propose la création d'une commission “Liste noire”, pour tenir à jour une liste des candidats aux élections présidentielles qui ont, par exemple, voté en faveur de la directive européenne sur le secret des affaires : “Je ne serais pas ici si notre cher président François Hollande avait respecté ses promesses électorales. Je ne sais pas pour qui voter aux prochaines présidentielles, mais par contre je sais pour qui ne pas voter !”

Un homme s'avance au micro : il propose de chanter une Marseillaise pour la paix, aux paroles modifiées. J'ai pu filmer la scène :


Mais un problème revient régulièrement pendant les discussions de cette fin de journée : comment faut-il réagir après “l'expulsion de Finkielkraut” ? La veille au soir, en effet, alors que l'ancien ministre grec Varoufakis intervenait devant l'assemblée citoyenne, le philosophe très médiatique et désormais ouvertement néo-réactionnaire Alain Finkielkraut se promenait sur la place de la République. Il a pu y rester une bonne heure, sans que personne ne vienne le solliciter, avant d'être pris à parti par un groupe de quelques jeunes qui lui lancent des “dégage !” et autres “facho !”. L'altercation, Finkielkraut répondant à ses critiques avec tout autant de verve et d'élégance, est filmée puis diffusée par un groupuscule de la fachosphère, le Cercle des Volontaires, lequel accompagnait Finkielkraut ce soir-là. Les quelques secondes de vidéo vont vite faire le tour de Twitter et de Facebook, et donc des salles de rédaction. Les médias s'emparent de l'affaire, Laurent Joffrin dans Libération écrit une tribune qui fait passer le vieux philosophe à la pensée naufragée pour la pauvre victime d'une foule agressive. Il se trouve que j'étais là ce soir-là, avec mon gosse, et juste à côté de la scène filmée. La sortie de Finkielkraut fut un non événement : aucun mouvement de foule, rien, juste quelques excités qui l'ont pris à parti, au milieu de gens qui allaient et venaient s'en s'y intéresser le moins du monde. On passera sur le fait qu'au lieu de reculer, et de répondre aux “dégage !” par des “fascistes !”, notre auguste star de télévision aurait pu tenter un dialogue. Mais c'est tellement plus facile de se poser en victime ! Faire accroire qu'on a toute une foule contre soit, c'est confortable, on passe pour un héros de la liberté d'expression, sans avoir à faire autre chose que s'offusquer et se draper dans une dignité souillée par les barbares.

Un participant à la commission “Accueil et Sérénité” de la #NuitDebout s'est d'ailleurs fendu d'une réponse à l'édito de Joffrin où il précise ces événements, qu'il a vécus de l'intérieur :

Très factuellement d'abord, rappelons que M. Finkielkraut assistait depuis plus d'une heure à l'Assemblée populaire avant que certains n'exigent son départ. Là où Libération imagine un libre penseur aggressé par une foule menaçante, nous avons vu au contraire un Académicien étonnamment vulgaire menacer de «coups de latte» les quatre ou cinq personnes révoltés qui criaient pour réclamer son départ. En l'escortant jusqu'au trottoir, nous ne l'avons en aucun cas contraint à partir (il s'est au contraire montré surpris d'être protégé à Nuit Debout – ce qui laisse entrevoir l'accueil qu'il imaginait lui être réservé), tout comme nous ne l'avons pas protégé physiquement, puisque personne n'a tenté ni de le menacer ni de le suivre au-delà de la place. Source

Lors de la discussion devant l'assemblée populaire, deux positions s'affirment donc. Certains estiment normal que Finkielkraut ait été expulsé de la place, parce que ses prises de position réactionnaires, de plus en plus droitières, voire carrément racistes, sont à l'opposé exact des valeurs qui animent le mouvement. D'autres (plus nombreux, m'a-t-il semblé) défendent l'idée que l'espace publique appartenant à tout le monde, il avait bien le droit d'y être aussi, même qu'il aurait pu prendre le micro à son tour pour s'adresser à la foule, dans la limite des deux minutes de temps de parole. Après tout, on est assez grand pour lui dire si on n'est pas d'accord avec lui. Finalement, il est décidé que dès le lendemain, ceux qui le souhaitent se retrouveront à 14h sur la place pour discuter de l'opportunité - ou pas - de réagir à cette anecdote, devenue gravissime affaire pour certains médias.

Quoi qu'il en soit, cette “affaire” est un mauvais coup porté à la #NuitDebout, les médias en ont fait des tonnes sur le thème sont-pas-si-gentils-que-ça-ces-jeunes-révoltés, et même si en réalité il n'y a eu qu'une poignée de jeunes (on ne sait même pas qui !) pour conspuer un Finkielkraut venu visiter les lieux accompagné de représentants d'un collectif clairement fascistoïde (léger détail que les médias ont choisi de négliger…), l'idée restera certainement que c'est tout #NuitDebout qui a chassé le philosophe académicien de la place de la République. Et bien entendu, les médias en auront profité pour éviter de parler de l'intervention de Varoufakis, venu présenter devant l'assemblée populaire son mouvement politique, DIEM25, dont le Manifeste appelle à refonder en Europe “une démocratie authentique”, via l'instauration d'une Assemblée constituante à l'échelle du continent (l'intégralité du Manifeste est accessible sur le site du mouvement).

Il y a le choix parmi les grincheux cette semaine, je pourrais citer les funestes leaders du Front National, mais ils sont dans leur rôle et autant ne pas les médiatiser plus qu'ils ne le sont déjà par les chaîne d'information en continue… En revanche, je suis tombé de ma chaise samedi matin en écoutant le journaliste chroniqueur Claude Askolovitch, recevant un élu municipal de Paris dans sa matinale sur LCI. Tranquille, l'air de rien, Askolovitch interroge son invité sur la NuitDebout, dont il parle comme d'une occupation “insupportable” d'un lieu public, quelque chose qui “fait souffrir les habitants de Paris”. Les mots sont toujours importants, et jamais anodins. Quelque chose d'insupportable qui fait souffrir, c'est comme une maladie donc, une sorte de cancer qui rongerait la capitale. Et en plus, c'est contagieux ! L'intérêt de la chose, c'est qu'Askolovitch aborde la question en passant, sans insister, comme s'il exprimait là une opinion largement partagée par les téléspectateurs. Une manière douce de glisser une association d'idée délétère pour le mouvement. La #NuitDebout, souffrance insupportable du bon Parisien, celui qui, évidemment, se couche tôt et travaille docilement !

D'ailleurs, Claude a trouvé une alliée de poids, deux jours plus tard, en la personne de l'immense Véronique Genest, actrice de téléfilms et séries télé qui ont fortement enrichi la culture française du 20e siècle. Elle habite près de la place de la République, et elle n'en peut plus, la pauvre. Je cite, parce qu'il ne faut pas perdre un discours si réaliste et pertinent :

Selon elle, la situation est en effet “invivable”, elle décrit des scènes terribles : “Il y a des portes qui sont défoncées, il y a le feu. Je dois partir une semaine, j’ai peur de laisser mon fils”, explique celle qui dit aussi n'avoir “pas dormi depuis dix jours”. source


~~socialite~~


1)
On aura reconnu une parodie de la célèbre maxime du système totalitaire dépeint dans le roman de Georges Orwell, 1984 : “La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force”
  • /home/gregorygig/www/data/pages/ecolopol/nuitdebout.txt
  • Dernière modification : 2020/04/06 12:37
  • de Grégory Gutierez