Ce livre court (95 pages), publié aux éditions Max Milo en 2005, réunit plusieurs textes de Sigmund Freud datant des années 1880. A cette époque, le futur père de la psychanalyse n’est encore qu’un jeune médecin ambitieux.
Un médecin qui s’intéresse en particulier aux effets de la cocaïne, le principe actif issu de la feuille de coca, venue d’Amérique latine et encore inconnue des Occidentaux. Freud pense en effet avoir trouvé dans cette cocaïne un remède efficace dans le traitement rapide de certaines maladies nerveuses. On ne sait pas encore, à l’époque, à quel point cette drogue peut s’avérer dangereuse de par ses effets secondaires et l’addiction qu’elle provoque.
Dans son premier article, “A propos de la coca”, publié en 1884, il décrit avec force détails les effets de ses prises sur son état physique et psychique :
“La première fois, j’ai pris 0,05 g de cocainum muriaticum dans une solution à 1% d’eau, alors que j’étais d’une humeur maussade due à la fatigue […]. Quelques minutes après l’absorption, on a un soudain sentiment de gaieté, puis de légèreté. […] Au cours de cet état lié à la cocaïne et dont la définition reste approximative, intervient ce que l’on a considéré comme l’effet merveilleusement stimulant de la coca. Un travail de longue haleine, d’une grande intensité intellectuelle ou musculaire, est exécuté sans fatigue, et on ne ressent plus le besoin de se nourrir ou de dormir qui surgit généralement de façon impérative à certaines heures de la journée. Avec de la cocaïne, on peut manger copieusement et sans dégoût quand on y est invité, mais on a clairement la sensation de ne pas avoir eu besoin de ce repas. […] J’ai testé sur moi environ une douzaine de fois le fait que la coca protège de la faim, du sommeil, de la fatigue et stimule le travail intellectuel.”1)
Mais au-delà des quatre articles publiés par Freud à l’époque, l’intérêt de ce recueil réside surtout dans les quelques lettres personnelles qui y sont aussi reproduites. En 1886, Freud, qui séjourne à Paris, se confie à sa fiancée de l'époque, Martha Bernays. Il lui raconte ses dîners en ville, chez le célèbre Charcot, qui est alors en pleine gloire grâce à ses travaux sur l’hystérie à l’hôpital de la Salpêtrière. Le jeune et timide Sigmund trouve là une occasion de mettre en pratique ses observations sur la feuille de coca. Ainsi, lorsqu’il raconte à Martha ses préparatifs pour sa première soirée chez Charcot :
Ma propre tenue était impeccable, sauf que j’avais remplacé ma malheureuse cravate blanche à système par l’une de mes belles cravates noires de Hambourg qui se boutonnent. […] je m’étais fait couper les cheveux et taillé la barbe qui avait repoussé à la française, en tout, j’avais dépensé 14 francs pour cette soirée. Mais au moins, j’étais très beau et je me faisais moi-même la meilleure impression. Nous avons pris la voiture (en partageant les frais). Lui [son collègue Richetti, invité lui aussi] terriblement nerveux, moi tout à fait serein grâce à une petite dose de cocaïne, bien que son succès à lui soit assuré, et que j’aie pour ma part toutes les raisons de craindre le ridicule.2)
On pourrait croire à un seul petit usage occasionnel, mais les autres lettres reproduites attestent bien d’une habitude régulière chez Freud à cette époque. Par exemple, dans une autre lettre, en février 1886 : “Le peu de cocaïne que j’ai pris me rend disert, ma petite femme. […] C’était ennuyeux à mourir, seule ma petite dose de cocaïne m’a été de quelque secours.”. Combien de temps le jeune Freud a-t-il ainsi consommé de la cocaïne ? Son article “A propos de la coca” de juillet 1884 est publié après déjà deux mois de consommation. Début 1886, comme le prouve donc sa correspondance, il en est toujours consommateur. En 1887 encore, alors que les effets néfastes de la cocaïne sur la santé sont désormais connus et que des débats ont lieu à ce sujet parmi les médecins, il publie encore un article, qui “constitue plutôt la défense de la position qu’il avait adoptée auparavant, en se basant sur les découvertes d'autres chercheurs” (dixit l’exergue à l’article en question).
On peut donc légitimement affirmer que, pendant au moins ces quatre années, Sigmund Freud fut un consommateur régulier de cocaïne. On dirait peut-être même, de nos jours, qu’il était toxicomane. Il y a quelque ironie à constater cela, lorsqu’on se renseigne sur les effets indésirables de la prise régulière de cocaïne : “À long terme, les utilisateurs se plaignent souvent d’une réduction de la performance sexuelle ou de la libido. (…) On observe souvent l’apparition de comportements de méfiance, de paranoïa. (…) La cocaïne pourrait, via des mécanismes impliquant certains neurotransmetteurs, provoquer une fragilité plus grande des utilisateurs chroniques à la dépression (un effet que certains chercheurs croient persister après l’arrêt de consommation) (extraits trouvés sur une page du site HomeTox).
Autre surprise de ce recueil, plus anecdotique, mais enfin, assez fascinante quand on y pense : lors des dîners chez Charcot, Freud croise du beau monde. Et notamment Gilles de la Tourette (découvreur des troubles obsessionnels compulsifs, en 1885), ainsi que le futur hérault de la métapsychique, et futur prix Nobel de médecine en 1913, le physiologiste Charles Richet, qui est alors assistant de Charcot (Freud croit bon de préciser à sa fiancée que Richet était ”(venu) avec sa femme, dans une robe très décolletée, ce que l’on ne peut reprocher à une très belle femme“). Il faut essayer d’imaginer le genre de discussions qui pouvaient occuper Jean-Martin Charcot, Sigmund Freud, Charles Richet et Gilles de la Tourette, lorsqu’ils se retrouvaient à ces dîners !