Heaven's Gate, le paradis ne peut pas attendre, Massimo Introvigne

(Première publication en novembre 2006 sur mon blog.)

En 80 pages, voici le récit de la fondation, de l’évolution et des théories de la “secte soucoupique” Heaven’s Gate, tristement célèbre pour le suicide collectif de ses adeptes lors du passage de la comète Hale-Bopp en 1997 (le “gourou” de la secte, Marshall Applewhite, prétendait qu’un vaisseau extraterrestre s’était caché derrière la comète, pour récupérer les âmes des adeptes).

L'auteur, Massimo Introvigne, est le fondateur du Centre d’études des nouvelles religions (CESNUR), “un réseau mondial d’associations universitaires qui étudie les formes contemporaines de nouvelle religiosité” (nous reviendrons là-dessus à la fin de cette présentation).

Curieusement, l'auteur fait une distinction entre “les ufologues” et “les soucoupistes” : “Les ufologues affirment avoir pour les ovnis un intérêt purement scientifique, qui n’a rien de religieux. Les soucoupistes, à l’inverse, s’intéressent spécialement aux expériences de personnes ‘contactées’ par les extraterrestres et qui sont censées très souvent tirer de ces ‘contacts’ des messages de type religieux” (p.8). Pour ma part, je ferais plutôt la différence entre des ufologues qui sont en quelque sorte des “professionnels” de l’étude du phénomène ovni (des personnalités comme J. Allen Hyneck aux Etats-Unis, ou Jacques Vallée en France), et des “soucoupistes”, considérés comme les courageux précurseurs de l’intérêt populaire pour les ovnis, et qui, dans les années 50, souvent sans autre compétence que leurs curiosité intellectuelle (ils n’étaient pas “scientifiques” dans leur grande majorité), ont fédéré et organisé les débats autour du phénomène ovni. On pense bien entendu à René et Francine Fouéré en France, et leur GEPA, Groupe d’Etude et de Recherche sur les Phénomènes Aériens, ou encore à Jimmy Guieu et son groupe OURANOS).

Pendant l’été 2005, j’ai eu l’opportunité de discuter longuement avec Francine Fouéré (qui vit à Paris, dans son appartement encombré d’ouvrages sur les soucoupes). J’ai pu lui demander si le terme “soucoupistes” était utilisé dans les années 1950, et si oui avec quelle connotation : “Bah… On s’appelait entre nous les soucoupistes, c’est tout !”, fut sa réponse lapidaire. Il faut préciser qu'à l'époque, l’acronyme anglais U.F.O. n’était pas encore devenu le “sigle officiel” du phénomène. On parle encore, par exemple, dans les années 1960 en France, des “M.O.C” (mystérieux objets célestes, terme utilisé par Aimé Michel), puis dans les années 1970, du “Phénomène S.V.” (phénomène soucoupe volante, sous la plume de Bertrand Méheust).

Bref, revenons à ce petite livre (petit par sa taille : 80 pages à peine). Il y a clairement un petit problème de traduction de l’italien au français. Visiblement le traducteur n’est pas très au fait du vocabulaire rencontré en ufologie, et il serait bien malhonnête, je pense, d’associer ces erreurs à Introvigne lui-même. D’autant plus que le récit de l’évolution de la “secte” est très bien documenté, depuis les années 1970 jusqu’au drame final en 1997. Je mets “secte” entre guillemets car c’est une chose qui apparaît au fur et à mesure de l’édification du mouvement : contrairement à ce que fait toute secte qui se respecte, c’est-à-dire augmenter le nombre de ses adeptes (et, donc, ses revenus), ce groupe-là avait au contraire le souci de ne pas trop “grossir”. Au point qu’après une campagne de publicité dans les années 1980, Marshall Applewhite et Bonnie Nettles, le couple leader, font tout pour décourager non seulement les nouvelles entrées, mais aussi les membres pas assez assidus, passant ainsi de plusieurs centaines de suiveurs à moins d’une cinquantaine dans les années 1990. Durant les années 1970, le groupe est “infiltré” par Balch et Taylor, deux sociologues américains qui veulent voir de l’intérieur l’évolution de ses croyances :

Mais Balch et Taylor découvrent rapidement que le système ne peut fonctionner qu’avec la présence physique des Deux. A la fin de l’année 1975, laissés à eux-mêmes, les petits groupes en lesquels le mouvement s’était divisé commencent à ignorer les règles, à discuter publiquement de leurs doutes et à oublier que le premier devoir consiste à se libérer des attachements humains. Les rapports sexuels et même la drogue - formellement interdite par les Deux - se répandent de nouveau parmi les membres. L’autorité des “porte parole” est bientôt remise en question. Beaucoup d’adhérents s’éloignent. De ce point de vue, les études de Balch et Taylor sont restées des exemples classiques de la façon dont un système de pressions psychologiques pour garder les membres d’un mouvement dans un groupe à “haute tension” bien souvent ne réussit pas à fonctionner. (p.29)

Le parcours psychologique d’Applewhite est très intéressant : issu d’une famille du Texas, son père prêtre presbytérien, le jeune Applewhite se destine à une carrière universitaire et religieuse et développe aussi un talent certain au chant et au piano. Mais il doit faire face à son homosexualité, qu’il ne peut pas du tout exprimer dans le milieu conservateur et réactionnaire dans lequel il évolue alors. Il mène donc une double vie, va même se trouver une femme et avoir des enfants, se construire une “situation”, tout cela en fréquentant des jeunes hommes dans le plus grand secret. Finalement, vers le milieu des années 1960, la rumeur publique le force à abandonner la ville où il s’était établi, sa femme le quitte et part avec les enfants. Il s’installe ailleurs avec son partenaire du moment et devient simple vendeur dans un grand magasin…

C’est à cette époque de grand stress psychologique qu’il se met à “entendre des voix”. A l’hôpital où il est interné par périodes pour troubles psychiques, il fait la connaissance de Bonnie Nettles, infirmière, mère de famille, et spirite convaincue. Ils participent ensemble à des séances spirites “à l’ancienne”, avec invocation des Esprits autour du guéridon et toute la panoplie habituelle de ce genre de réunions. L’esprit de Marylin Monroe et ceux de quelques extraterrestres vénusiens viennent souvent “taper la discut'” avec le petit groupe. Dès cette époque, en 1972, des “Esprits extraterrestres” enjoignent Applewhite à “quitter la vie terrestre”… Il crée par la suite avec Bonnie un petit groupe spirituel rattaché au départ au mouvement charismatique américain (mais pas pour longtemps, ils en seront bientôt exclus à cause de leur enseignement jugé trop bizarre).

De galères en galères, le couple arrive peu à peu à construire toute une cosmogonie personnelle, inspirée de tout un tas de textes ésotériques, au premier rang desquels la Bible joue un rôle important, mais aussi la Doctrine Secrète de Madame Blavatski ou les écrits de Gurdjieff. Ils se persuadent bien vite que, tels le Jésus du Nouveau Testament, ils vont bientôt mourir physiquement, tous les deux, pour ressusciter trois jours plus tard afin de prouver à la face du monde la véracité de leur message spirituel. Ils annoncent alors la bonne nouvelle de leur ressuscitation, et font alors quelques nouvelles recrues. Mais ils changent d’avis en cours de route : finalement, décident-ils, leur mort n’a pas été physique, mais spirituelle, et ils sont désormais des entités extraterrestres logeant dans des corps humains. Et leurs disciples doivent suivre un rythme de vie particulier, se couper de leurs attaches matérielles et affectives, pour arriver à leur tour à un niveau de conscience “non-physique” qui leur permettra de renaître, eux aussi, en tant qu’extraterrestres d’un niveau spirituel supérieur.

Dans les années 1970, ils rencontrent Brad Steiger, un auteur d’ouvrages populaires sur les ovnis et la présence extraterrestre sur Terre (voir une présentation de cet auteur sur son propre site). Ils prévoient tous trois de rédiger un livre sur les ovnis, mais “les Deux”, ou encore “Bo et Peep” (comme ils se font désormais appeler) abandonnent le projet en cours de route : l’ouvrage verserait trop dans le sensationnel à leur goût !

Entre 1977 et 1991, Applewhite et Nettles vivent “quinze ans de clandestinité”, pendant lesquels on n’entend plus parler d’eux. Ils continuent à se documenter sur les ovnis, et sont notamment marqués par la controverse autour de l’Incident de Roswell et les ouvrages de l’artiste Whitley Strieber, lequel publiera en 1987 son livre à succès, Communion: A true story, où il fait le récit de son abduction par des extraterrestres (voir l’article Wikipedia sur cet auteur, ainsi que son site internet, Unknown Country).

Mais en 1985, Bonnie Nettles meurt d’un cancer du foie. Applewhite y voit la défaite du “véhicule corporel” dans lequel habitait le pur esprit qu’était devenu Bonnie. Le cancer aura été une réaction de la chair, incapable de se “stabiliser” face à cette présence étrangère en elle… Il se persuade alors qu’il est atteint lui aussi d’un cancer (son autopsie prouvera le contraire). Logique, puisqu’il est un être extraterrestre dans un corps humain. En 1988, le petit groupe dont Applewhite est devenu l’unique chef, rédige un opuscule envoyé à des cercles spiritualistes, des boutiques New Age et certains auteurs. Le document raconte l’histoire du mouvement (dont le nom change régulièrement) et décrit sa cosmogonie basée sur l’idée de “niveaux de réalité”, allant du plus simple, le niveau physique, au plus élevé, le niveau spirituel des Dieux, notre Dieu (celui de la Bible) n’étant en réalité qu'une divinité parmi d'autres.

C’est le début d’une nouvelle période “publique” pour le groupe. Des cassettes vidéos sont mises en vente et un site internet est bientôt créé pour apporter la bonne parole aux masses (site qui permet aussi de trouver des clients en webdesign, dans la “webéconomie” naissante, afin de financer les activités du groupe). Le plus incroyable, c’est qu’ils se paient même une publicité d’une page dans le magazine USA Today, sous le titre “UFO Cult resurfaces with a Final Offer” (publicité parue à la fois dans la version américaine ET dans la version internationale du fameux magazine !). La publicité contient, en bas de page et en petits caractères, la mise en garde suivante :

Attention, si les informations dont il est question ci-dessus étaient consommées ou assimilées, vous pourriez faire l’expérience d’effets secondaires comme le divorce, la perte de votre famille, de vos amis, la fin de votre carrière, de votre respectabilité et de votre crédibilité. L’usage prolongé pourra vous conduire à la fin de votre appartenance au genre humain. (p.39)

Glaçant, quand on connaît la suite… En 1995, le groupe diffuse deux “annonces” sur le réseau internet. Tout d’abord un Undercover "Jesus" resurfaces Before Departure aux accents messianiques (Applewhite y est présenté comme le nouveau messie, venu libérer les masses de l’emprise de Satan), puis un ‘95 Statement by an E.T. Presently Incarnate aux accents beaucoup plus soucoupiques (Applewhite s’y présente comme un extraterrestre qui se serait engagé, avec son armada de soucoupes volantes, dans l’ultime bataille contre Satan). Des cassettes vidéos sont réalisées et vendues depuis leur site, la plus longue (quarante minutes) étant titrée Last Chance to Evacuate Earth Before It’s Recycled (“dernière chance pour évacuer la Terre avant qu’elle ne soit recyclée”).

Pour autant, ce qui est curieux, c’est que la “secte”, si elle fait beaucoup de prosélytisme à cette époque, ne cherche pas pour autant à recruter de nouveaux adeptes : au contraire, s’il y a beaucoup de prétendants, il y aura très peu d'élus pour le voyage final. C’est que dans la cosmogonie d’Applewhite, il n’y a que très peu de véritables extraterrestres incarnés en tant qu'êtres humains, quelques dizaines tout au plus, sur notre planète. Pour les autres êtres humains, c’est déjà trop tard…

En 1995, on parle beaucoup dans les médias du passage de la comète Hale-Bopp au voisinage de la Terre, prévu pour 1997. Un astronome croit distinguer un “grumeau de matière” dans la traîne de la comète. Les esprits s’échauffent du côté de la “lunatic fringe” ufologique. Un certain Chuck Shramek, astronome amateur à Houston, affirme avoir pris en photo un “objet mystérieux”, derrière la comète, objet qui pourrait être, suggère-t-il, un vaisseau spatial. D'ailleurs, il y aurait une conspiration du silence organisée par le JPL et la NASA pour cacher cette vérité au public. Conspiration dont la preuve la plus flagrante… est le fait que ces organisations ne daignent pas réagir officiellement à la découverte de Shramek !

La principale liste de discussions ufologiques, UFO Updates, bruisse alors de débats à propos des photos publiées par Shramek. L’une des premières mentions est due à Joseph Trainor dans sa lettre d’information électronique UFO RoundUp du 17 novembre 1996 (UFO RoundUp est largement diffusée sur le web à cette époque, tout comme aujourd’hui, et circule ensuite de listes de discussions en forums, touchant ainsi un nombre certainement très important de lecteurs). De son côté, Whitley Strieber se charge de faire une large publicité à la thèse de Shramek, en expliquant sur son site personnel qu’il a reçu des informations par “channeling” (la version New Age de la possession spirite), selon quoi il y a bien, effectivement, un objet extraterrestre derrière la comète (malheureusement, mais ce n'est guère étonnant au vu des événements qui ont suivi, la page http://www.strieber.com/ufonews/bopp2.html du site de Strieber n’est plus joignable aujourd’hui…).

Le 22 mars 1997, Applewhite et ses 38 disciples se donnent la mort, dans une somptueuse villa à Santa Fé, entièrement nettoyée et rangée pour l’occasion. La date n’est pas choisie au hasard : c’est le jour où la comète Hale-Bopp est la plus proche de la Terre. Leur procédure pour “le voyage” est décrite avec minutie dans un manuel qu’ils ont rédigé eux-mêmes, titré sobrement The Routine : ils ingurgitent d’abord des calmants à très fortes doses, puis mangent une part de pudding accompagnée de compote de pommes, le tout gorgé de phénobarbital, un puissant poison. Les corps seront retrouvés quelques jours plus tard par la police, dans la villa silencieuse et impeccable…

Le livre d’Introvigne est passionnant de bout en bout, et d’une lecture rapide vu qu’il ne fait que 80 pages, même si les erreurs de traduction viennent parfois gâcher la progression du récit. Je reste cependant assez dubitatif par sa conclusion, aux accents plutôt… inquiétants. Il choisit en effet, pour terminer son étude, de citer… ce grand penseur qu’est Patrick J. Buchanan. Pat Buchanan, un politicien américain des plus conservateurs (George Bush Jr. peut être considéré comme un “modéré” à côté de lui). Pat Buchanan qui a pris des positions très tranchées sur plusieurs sujets de société : il est contre l’homosexualité, contre le féminisme, contre la théorie de l’évolution, contre le droit à mourir, pour la liberté du port d’armes, pense que le SIDA est la conséquence d’une sexualité sans morale, prône l'émergence d’une société véritablement “chrétienne”, etc. (voir l’article Wikipedia sur Buchanan pour quelques exemples de ses prises de position). La citation que choisit Introvigne, remise dans le contexte des autres déclarations de Buchanan, fait assez froid dans le dos :

De l’avortement à l’euthanasie des plus vieux, des suicides assistés du Dr. Kevorkian au mouvement “Mourir dans la dignité”, en passant par l’augmentation du nombre de suicides parmi les jeunes, la culture de la mort progresse. Après avoir jeté le christianisme à la poubelle, les élites du monde occidental se sont préparé un festin de matérialisme dont le dessert est un pudding empoisonné comme celui d’Heaven’s Gate. (Buchanan cité par Introvigne, p.82)

Quel besoin avait notre auteur de citer un homme politique si extrémiste pour terminer son ouvrage sur la secte Heaven’s Gate ? Je ne vois qu’une explication possible, c’est qu’Introvigne ne serait pas loin de partager la même vision du monde que Buchanan. Ce qui est certain en tout cas, c’est qu’Introvigne publie des articles dans des revues telles que Christianità, l’organe de l’Alliance Catholique (Alleanza Cattolica), un groupe religieux visiblement plutôt à droite de la droite traditionaliste et réactionnaire (“an ultra-conservative club of rich, influential Catholics who are admittedly ‘ready to fight tooth and nail’ against ‘perverted elements of society such as abortion, socialism, unions, drug use and homosexuality.’” nous dit cet article du Rick Cross Institute, un… observatoire des mouvements sectaires !). En outre, Massimo Introvigne est lui-même pris à parti par des acteurs d’associations anti-sectes, voir par exemple cette polémique reprise sur le site antisectes.net.

Voilà donc de quoi se sentir quelque peu gêné aux entournures : quelle est la véritable motivation d’Introvigne derrière cette étude ? Montrer comment naît, se développe, et se termine la vie d'un mouvement spiritualiste sectaire qui a défrayé la chronique ? Ou montrer, à l’occasion de cette histoire édifiante, comment risquent de finir les pauvres âmes qui ont perdu le chemin de la foi dans un monde moderne en pleine dégénérescence ?


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  • de Grégory Gutierez