Rêveurs et nageurs, Denis Grozdanovitch (des Esprits considérés comme des phantasmes inconscients)

(Version mise à jour et complétée d'une note de lecture parue le 31 octobre 2005 sur mon blog.)

Voilà un livre de littérature, avec un art particulièrement soigné des mots, des tournures de phrases et une rare puissance d'évocation. Ce fut ma première impression lorsque j’ai commencé la lecture de Rêveurs et Nageurs de Denis Grozdanovitch. Impressionné par le style. Ma deuxième impression fut celle d’un livre fourre-tout, rempli d’anecdotes et de morceaux de vie, un placard assez bordélique. Grozdanovitch fait partie de ces auteurs qui fonctionnent au carnet de notes, il crayonne au fil de l’eau les événements qu’il traverse, des plus anodins aux plus incongrus, ou aux plus incroyables.

Heureusement, il ne nous inflige pas des récits larmoyants, complaisants, introspectifs, sur la vie quotidienne et son apparente vacuité. Il nous raconte les merveilles que peut engendrer le contact avec les êtres humains. Des merveilles qui revêtent parfois des accents tragiques (un long chapitre sur les fantômes qui hantent sa mémoire), mais, plus souvent, des merveilles étonnantes, inattendues, qui réveillent la conscience et font se sentir vivant. Comme ce jeune garçon, prodige intellectuel rencontré aux Etats-Unis, que ses parents destinent à une grande carrière scientifique mais qui, du haut de ses 8 ans, a déjà fait le bilan des sciences et considéré que le tout-technique ne fera jamais le bonheur. Ou bien l’histoire proprement fantastique de Petit-Louis, et son secret bien caché derrière les buissons. Mais là, je ne voudrais pas gâcher le plaisir de la découverte chez le lecteur.

Le chapitre sur les fantômes est évidemment celui qui m’a le plus intrigué, mélange de souvenirs parfois macabres et beaux, de mélancolies et de réflexions autour de la mort. Grozdanovitch consacre alors quelques pages à une séance de spiritisme, à laquelle il est convié, une après-midi, dans les appartements cossus d’une comtesse à Bruxelles. Une troupe hétéroclite s’y rassemble autour d’un guéridon, avec, parmi les assistants, Amélie, une médium qui “incorpore” les Esprits des défunts. Et c’est l’Esprit d’un certain “Valentin” qui se manifeste, un Valentin pas très au courant de son état actuel. Le dialogue qui s’entame alors est particulier, assez loin des habituels leçons de vie habituellement recueillies lors des beaux jours du Spiritisme :

- Je suis sans doute passé de vie à trépas à un certain moment, mais à mon insu, voyez-vous, car je ne vivais que dans le passé : sans cesse à étudier la vie des morts à la Bibliothèque Royale. […] J’étais médiéviste et je déchiffrais de vieux traités de cette époque que je transcrivais en français moderne. Mais où suis-je et qui êtes-vous ?
- Nous sommes un cercle spirite et c’est vous qui êtes venu spontanément, dit Amélie.
- Peut-être, oui… et que puis-je pour vous ?
- Eh bien ! Auriez-vous un message particulier à nous communiquer depuis cet au-delà d’où vous nous parlez ? Un conseil à nous donner sur la conduite de l’existence ?
- Absolument aucun !

S’en suit un dialogue de sourds assez cocasse, entre les pauvres participants qui veulent obtenir de grandes leçons sur la vie et la mort, et l’éthéré Valentin qui n’a strictement rien à dire, puisqu’il se fit un honneur, toute sa vie durant, de ne jamais faire autre chose que de transcrire les propos des autres : “J’aurais failli à ma mission scientifique si j’avais eu la moindre présomption d’interpréter les textes qui m’étaient soumis.” leur explique-t-il en manière de justification à son silence d'outre-tombe.

Une discussion informelle succède à la séance, entre Grozdanovitch et l’un des participants, un certain Zanzotti, “vieux dandy” amusé par la tournure prise par la petite réunion. La théorie développée au cours de cette discussion n’est pas sans intérêt pour les personnes intéressées par la curieuse alchimie psychologique qui se fait pendant de telles séances. Extraits :

- Eh bien oui, je suppose que vous avez compris ce qui se produit : le médium ne fait qu’interpréter les fantasmes inconscients de l’un des participants, il dégage le double fantomatique d’une des personnes présentes (eux, ils appellent ça le “jumeau astral”) et celui-ci peut parfois alors se libérer en direct. C’est parfois comique, parfois pathétique.
- Effectivement, mais je n’avais pas saisi cela du tout. Et qui était-ce aujourd’hui, selon vous ?
- Vous êtes sérieux ? demanda Zanzotti, en s’arrêtant de marcher et en me regardant intensément.
- Tout à fait sérieux !
- Mais c’était vous !
- Sans blague !?
- Allons, allons ! Ne me faites pas croire que vous n’avez eu aucun soupçon.
- Valentin, mon jumeau astral dites-vous ? Bigre ! Mais il est complètement différent de moi !
- Vous n’y êtes pas du tout, mon petit vieux ! Ça n’a rien à voir ! Le jumeau ne fait que révéler votre plus intense désir secret ! En l’occurence, il y a certainement quelqu’un en vous qui désirait n’être rien d’autre qu’un rat de bibliothèque et qui a été frustré parce que, à ce que j’ai cru comprendre, vous êtes devenu un joueur et un sportif.

Les Esprits, fantasmes inconscients de l'un des participants à une séance spirite ? L'idée n'est pas neuve, elle a parfois été discutée par certains spécialistes. On pense par exemple à Théodore Flournoy dans son étude des discours spirites obtenus en transe par Catherine-Elise Müller, étudiée sous le pseudonyme de Hélène Smith dans Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, paru en 1900.

D'une manière plus générale, il parait évident que les discours des Esprits sont toujours intimement liés à la psychologie des personnes qui les recueillent lors des réunions spirites : Victor Hugo fait parler “la bouche d'ombre” et d'autres personnifications des grands principes qui parcourent son œuvre ; Allan Kardec, professeur des écoles, fils de la République et de la Science mais aussi profondément croyant, obtient de doctes enseignements qui légitiment une synthèse entre science et religion, et lui permettent de proclamer le Spiritisme “religion scientifique” ; Hélène Smith, bourgeoise de Genève à la vie plutôt aisée, curieuse de sciences tout autant que de romance, apprend des Esprits qu'elle fut, dans d'autres vies, une princesse Hindoue (c'est la grande mode de l'Hindouisme à l'époque), puis Marie-Antoinette, et enfin voyage à travers les gouffres stellaires pour découvrir Mars et ses habitants (son voyage par l'esprit jusqu'à la planète rouge est parfaitement compatible avec les vues du très populaire Camille Flammarion à ce sujet), etc.

Il se produit une curieuse alchimie des consciences lors d'une réunion spirite. J'ai pu participer à quelques unes de ces cérémonies. Souvent l'un des participants prend le dessus, c'est lui qui dirige. C'est parfois le médium lui-même, mais pas toujours. Et cette personne va imposer sa propre conscience aux autres, en créant une certaine atmosphère. A ce moment-là, la séance tourne souvent à une forme de despotisme spirituel, toutes les âmes sont supposées abdiquer leur indépendance à celui par qui “ça” parle, et la séance tourne généralement à la leçon de morale ou à un enseignement spirituel très superficiel (mais c'est le ton qui compte alors, plus que la profondeur des propos).

Parfois, et c'est plus rare, il n'y aura pas de “dominant” pendant la séance, et le médium, sans doute, boira aux différentes volontés réunies autour de lui. Que se passe-t-il exactement dans la tête d'un médium, convaincu qu'il sert de relais à des Esprits de l'outre-monde, mais dont il n'est pas sérieux de prétendre que son esprit n'est pas d'une manière ou d'une autre sous l'influence des volontés des autres ? Des volontés et des désirs de ses spectateurs, qu'ils soient implicitement exprimés ou explicitement formulés ? C'est au moins une chose qui est certaine dans la transe des médiums spirites : elle se déroule toujours, par l'organisation même d'une séance, au contact rapproché d'autres êtres humains, avec leurs paquets d'affects, d'attentes, d'espoirs ou de préventions. Comme plusieurs radios qui émettraient en même temps dans la même pièce, ces personnes “disent des choses”, ne serait-ce que par leur apparence et leur attitude, leur manière de respirer et de se tenir au milieu des autres. Il y a un côté très théâtral dans tout ça, autant de signaux qui impactent le médium alors qu'il essaie justement de “faire le vide” en lui pour laisser passer la voix des morts, ou de quelques entités supérieures et surnaturelles. Le même état de réceptivité mentale se produit certainement chez les comédiens au théâtre ou les musiciens sur scène, qui “sentent” la masse du public, sa sympathie, sa bienveillance, ou au contraire son hostilité.

Grozdanovitch parle, par l'intermédiaire de Zanzotti, de “jumeau astral”. Il faudrait peut-être plutôt parler d'un “golem psychique”, les voix des Esprits seraient, en grande partie au moins, si ce n'est complètement, un être ponctuel, fabriqué par les consciences additionnées des participants, passées au filtre de la conscience du médium et restituées avec ses mots à lui.

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  • de Grégory Gutierez