La "lucidité magnétique" d'Alexis Didier - 3 exemples

(Publié à l'origine sur le site de la liste Aleph, en février 2003.)

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Le nouveau livre de Bertrand Méheust, Alexis Didier, un voyant prodigieux 1826-1886, vient de paraître aux éditions Les Empêcheurs de penser en rond (février 2003). Il s'agit de la seule enquête complète et aboutie sur ce jeune voyant qui époustouflait tant ses contemporains au milieu du XIXème siècle. Une fois mis en état de “transe somnambulique” par son magnétiseur, M. Marcillet, il voyait avec précision des objets, des situations ou des textes hors de portée de ses sens. Malheureusement il est aujourd'hui très difficile de retrouver les textes des comptes rendus des démonstrations d'Alexis Didier, qui furent pourtant abondantes. En voici donc 3 exemples : d'abord, un texte représentatif des exploits d'Alexis Didier tels qu'on les diffusait dans la presse de l'époque, puis sa rencontre avec le célèbre écrivain Alexandre Dumas, enfin celle avec le fameux magicien Robert Houdin, grand dénonciateur des vendeurs de merveilleux de l'époque…

Tous ces extraits sont tirés du livre du Dr. Binet-Sanglé, La fin du secret - Applications de la perception directe de la pensée paru chez Albin Michel en 1922, qui consiste essentiellement en une compilation d'extraits de livres et de revues ayant publié des comptes rendus et des attestations sur le phénomène de la clairvoyance (extraits que l'auteur avait catégorisés selon les termes et la logique de sa propre théorie, celle de “l'euthyperception”).

En 1858, le “Journal du magnétisme” reprenait un article paru peu de temps auparavant dans la “Gazette de France”. C'est un exemple typique des comptes rendus publiés alors par la presse “grand public”, où l'on se souciait peu des détails (un peu comme aujourd'hui on réalise les émissions de soi-disant 'débats' à la télévision) :

Un bracelet d'une grande valeur fut soustrait à Mme la duchesse de Séville, infante d'Espagne, lorsqu'un de ses amis lui conseilla de se rendre chez le magnétiseur Marcillet, pour tâcher d'obtenir de la clairvoyance de son somnambule quelques renseignements sur la disparition de ce précieux bijou.

  • Je le veux bien, répondit la duchesse ; mais il y a un petit inconvénient, ajouta-t-elle en souriant, c'est que je ne crois nullement au pouvoir somnambulique… et comme il faut la foi, m'a-t-on dit, pour réussir auprès des clairvoyants, je suis peu apte à les diriger.
  • C'est égal, Madame, répliqua son interlocuteur, tentons toujours l'expérience et si vous le voulez, nous nous rendrons auprès d'Alexis, vous me remettrez à l'avance une paire de gants que vous aurez touchés, et ce sera moi qui le questionnerait.

Le proposition ayant été acceptée, on se rendit auprès du somnambule.

  • Ces gants me mettent en rapport avec une dame de haute naissance, dit aussitôt Alexis, et c'est pour la perte d'un bracelet qu'elle désire me consulter.
  • C'est vrai, répondit l'interprète.

Puis Alexis, continuant, fit la description du bijou, ajoutant qu'il avait été donné par le roi d'Espagne et qu'il voyait même dessus le portrait de ce monarque. Mme la duchesse de Séville resta confondue d'une lucidité aussi inattendue, lorsqu'Alexis ajouta en lui rendant les gants :

  • Soyez sans inquiétude, Madame, vous retrouverez votre bracelet. Celui qui l'a dérobé s'est sauvé en Allemagne, du côté de Francfort, mais, avant de partir, il a engagé ce bijou au Mont-de-Piété. Faites donc écrire immédiatement au directeur de cet établissement, puis au Préfet de Police et, avant peu, il vous sera remis.

Les conseils d'Alexis ayant été ponctuellement suivis, quelques jours après un commissaire de police se présentait chez Mme la duchesse de Séville, porteur du bienheureux bracelet, retrouvé au Mont-de-Piété, comme le somnambule l'avait annoncé.

Le 18 mai 1858, Marcillet, le magnétiseur d'Alexis, écrit à la Gazette de France pour confirmer l'histoire :

“Il y a quelques années le somnambule Alexis retrouva un bracelet qui avait été volé à la duchesse de Séville. Il devina que ce bracelet était enrichi de diamants, que c'était un cadeau fait par le roi d'Espagne ; il alla même jusqu'à voir une peinture enchâssée à ce bracelet, représentant le monarque”.

Le compte rendu de cette rencontre, signé par Alexandre Dumas, fut publié en 1847 dans le “Journal du Magnétisme”, qui était alors l'une des principales revues de débats et d'actualité du magnétisme. La rencontre eut lieu le 5 décembre 1847 dans la propriété de l'écrivain, Monté-Christo (Dumas avait déjà rencontré Didier un mois plus tôt) :

M. Marcillet endormit Alexis sans faire un seul geste et par la seule puissance de sa volonté. Le sommeil fut 5 à 6 minutes à venir. Quelques tressaillements et une légère oppression le précédèrent. Il y avait surabondance de fluide. M. Marcillet enleva cette surabondance de fluide par plusieurs passes ; le sommeil devint plus calme et, au bout de quelques instants, il fut complet…

Alors deux tampons d'ouate furent faits et posés sur les yeux d'Alexis ; un mouchoir assura les tampons sur les yeux ; deux autres mouchoirs, posés en sautoir et noués derrière la tête, détruisirent jusqu'à la supposition qu'il était possible au somnambule de voir par l'organe naturel, c'est-à-dire par les yeux… Maquet fut invité à prendre un crayon, à écrire un mot et à renfermer le papier sur lequel il serait écrit, sous une double enveloppe. Il se retira alors à l'écart, seul et sans que personne sut ce qu'il devait écrire ; le mot écrit et bien enfermé, il rapporta la double enveloppe pliée en deux au somnambule. Alexis toucha l'enveloppe.

  • C'est facile à lire, dit-il, car l'écriture est belle.

Alors, prenant le crayon à son tour, il écrivit dans le même caractère et comme s'il l'eût décalqué, le mot “orgue” sur la seconde enveloppe. On tira le papier de son fourreau. Non seulement le mot “orgue” était écrit dessus, mais encore l'écriture de Maquet et celle d'Alexis étaient presque identiques…

Trois femmes assistaient à la séance. J'emmenai l'une d'elles dans une chambre séparée du salon par l'antichambre et, dans cette chambre, les portes fermées, elle écrivit quelques mots sur un morceau de papier, plia le papier et posa une main de marbre sur le tout.

Nous rentrâmes.

  • Pouvez-vous lire ce que Madame vient d'écrire ? lui demandai-je.
  • Oui, je le crois.
  • Savez-vous où est le papier sur lequel elle a écrit ?
  • Sur la cheminée ; je le vois très bien.
  • Lisez alors.

Au bout de quelques instants :

  • Il y a trois mots, dit-il
  • C'est vrai, mais quels sont ces trois mots ?

Il redoubla d'efforts.

  • Oh, je vois, dit-il, je vois.

Il prit un crayon et écrivit : “Impossible à lire”.

On alla chercher le papier : c'était bien les trois mots qui étaient écrits dessus. Alexis avait lu, non seulement à distance, mais à travers deux portes et une muraille.

  • Pourriez-vous lire l'une des lettres qui se trouvent dans la poche de l'un ou l'autre de ces messieurs ? demanda monsieur Marcillet.
  • Je peux tout dans ce moment-ci, je vois très bien.

M. Delage tira une lettre de sa poche, la remit à Alexis. Il l'appuya contre le creux de son estomac.

  • C'est d'un prêtre, dit-il.
  • C'est vrai.
  • C'est l'abbé Lacordaire ; non… attendez… non… mais c'est quelqu'un qui a beaucoup d'analogie dans le talent avec lui. Oh ! C'est l'abbé Lamennais.
  • Oui
  • Voulez-vous que je vous en lise quelque chose ?
  • Oui, lisez-nous la première ligne.

Presque sans hésitation, Alexis lut :

  • “J'ai reçu, mon très cher ami…”

On ouvrit la lettre : elle était de M. de Lamennais et la première ligne était exactement ce qu'Alexis venait de transcrire.

  • Une autre, demanda le somnambule.

Esquiros tira de sa poche un papier plié en quatre.

  • C'est la même écriture que l'autre, dit Alexis… Ah ! C'est singulier, il y a un mot qui n'est pas de la même main… Tiens, c'est votre signature.
  • Non, dit M. Esquiros, vous vous trompez.
  • Ah ! Par exemple. Je lis “Esquiros”. Tenez, tenez, et il me montrait le papier ; ne lisez-vous pas, là, “Esquiros” ?
  • Ouvrez le papier, lui dis-je, et voyons.

Il ouvrit le papier. Le papier contenait bien un laissez-passer de M. de Lamennais et était effectivement contre-signé “Esquiros” à l'un de ses angles. Esquiros avait oublié le contre-seing : alexis l'avait lu.

(document signé Alexandre Dumas, suivi de la mention : “Ont signé avec moi, comme assistant à la séance : MM. Maquet, Esquiros, Bernard, Delaage, Barrye”)

L'attestation signée par Houdin lui-même, après sa rencontre avec alexis Didier, fut reprise par le Marquis de Mirville dans son livre Des Esprits, publié à Paris en 1863. De Mirville avait assisté à la rencontre entre Didier et Houdin le 3 mai 1847. En voici un extrait, avec entre parenthèses les commentaires de Mirville. Il faut préciser que la rencontre fut beaucoup plus longue que l'extrait ci-dessous. Elle est détaillée et discutée dans l'ouvrage de Méheust, qui discute aussi les réserves formulées par Michel Seldow dans Vie et secrets de Robert Houdin (Fayard, Paris, 1971) et par Jacqueline Carroy dans Hypnose, suggestion et psychologie (PUF, Paris, 1991). Seldow règle le problème en une note lapidaire dans son ouvrage : puisqu'il est bien connu que la voyance n'existe pas, Houdin n'a pu que signer une “attestation de complaisance”, sans doute parce qu'il aurait eu pitié du pauvre voyant (hypothèse vraiment gratuite, qui ne cadre pas guère avec l'attitude de Robert Houdin face aux promoteurs de merveilleux, dont Alexis Didier était pourtant le plus célèbre des représentants). Jacqueline Carroy, quant à elle, ignore le contenu principal de cette rencontre pour n'en garder qu'une petite partie, lorsque Alexis Didier annonce à la femme de Robert Houdin qu'elle vient de perdre un enfant de sexe feminin. Et selon Carroy, il s'agirait alors, tout simplement, de psychologie. Alexis Didier, fin psychologue, aurait senti le drame récent de la famille à l'attitude triste et réservée de la mère ce jour-là. Mais le reste de la rencontre alors ? Il est tout simplement passé sous silence par Carroy ! (Voir la discussion de Méheust dans l'ouvrage Des savants face à l'occulte, 1870-1940, La Découverte, 2002.)

Voici donc le témoignage de Robert Houdin sur Alexis Didier (les parties entre crochets sont des ajouts de Mirville, qui assista aussi à cette rencontre)…

J'étais sur mes gardes et j'observai tout avec la plus grande attention. Sur l'invitation du magnétiseur Marcillet, je bandai les yeux d'Alexis; je collai sur la peau des bandes de taffetas, j'appliquai dessus des tampons d'ouate (du haut du front jusqu'au bas des lèvres), puis deux mouchoirs superposés : en un mot, en homme qui a l'habitude de bien des ruses et qui sait les déjouer, je puis affirmer que le sujet était incapable de faire usage de ses yeux.

Je lui présentai une lettre que je venais de recevoir et qui n'était pas encore décachetée; elle portait le timbre de Boulogne. Il me dit qu'elle venait d'Angleterre, ce qui était vrai, et me donna une description assez exacte de l'auteur. Il commit une légère erreur en me disant qu'il était libraire. Je le repris et il me dit qu'il le voyait dans une chambre pleine de livres et semblable à un magasin de librairie et tel était, en effet, l'aspect du cabinet de l'expéditeur.

  • [“Mais puisque vous voyez la maison, pouvez-vous me dire dans quelle rue elle se trouve ?]
  • [“Attendez, donnez-moi un crayon…”]
  • [Et après cinq minutes de réflexion, il écrit rapidement : 'Rue d'A…, n°…”]

J'étais abîmé, confondu ; il n'y avait plus là ni adresse, ni escamotage. J'étais le témoin de l'exercice d'une faculté supérieure, inconcevable, dont je n'avais pas la moindre idée et à laquelle j'aurais refusé de croire si les faits ne se fussent pas passés sous mes yeux. J'étais tellement ému que la sueur me ruisselait sur le visage.

Revenant à la lettre :

  • [Que fait en ce moment celui qui l'a écrite ?]
  • [Ce qu'il fait ? Prenez garde, méfiez-vous. Il trahit votre confiance en ce moment même.]
  • [Oh! Pour cela l'erreur est bien complète, car il s'agit du meilleur et du plus sûr des amis.]
  • [Prenez garde, répète Alexis, et cette fois d'un ton d'oracle : il vous trompe odieusement.]
  • [Sottise ! répond Houdin à son tour…]

[Le lendemain (c'est de Mirville qui parle) R. Houdin nous signait la déclaration suivante : ]

“Je ne puis m'empêcher de déclarer que les faits rapportés ci-dessus sont de la plus complète exactitude et que, plus j'y réfléchis, plus il m'est impossible de les ranger parmi ceux qui font l'objet de mon art et de mes travaux.
Ce 4 mai 1847,
Rober Houdin”

A trois mois de là, continue le prestidigitateur, cet ami, que j'avais cru si sûr et si dévoué, se trouva impliqué dans une honteuse affaire d'escroquerie et j'acquis la certitude qu'il n'avait cessé de me trahir, qu'il avait soudoyé mes ouvriers pour surprendre mes secrets et en abuser. Alexis avait vu juste et, non seulement il n'avait pas été influencé par mes sentiments, mais encore il avait lutté énergiquement contre mes contradictions en accusant l'auteur de la lettre. (tiré du livre Du magnétisme et des sciences occultes, André Morin, Paris, 1869)

Quelques années plus tard, M. de Mirville étant retourné chez M. Robert Houdin avec un de ses amis, M. Lacordaire, directeur de l'établissement des Gobelins, le prestidigitateur dit aussitôt :

  • Vous rappelez-vous, Monsieur, la fameuse lettre de mon ami de… et toutes mes négations à Alexis ?
  • Oui eh bien ?
  • Eh bien, Monsieur, ce malheureux ami me volait dix mille francs au moment même de la séance. (tiré de Névroses et possessions diaboliques, Hélot, Paris, 1897)
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  • de Grégory Gutierez