Comment rassembler à gauche contre l'antisémitisme après le 7-Octobre ? Un atelier lors des Journées d’Été des Écologistes à Tours en août 2024

Environ 90 personnes sont venues assister à l'atelier sur l'antisémitisme lors des Journées d’Été des Écologistes, le jeudi 22 août 2024

Cet atelier s'est tenu dans le cadre des Journées d’Été des Écologistes le jeudi 22 août 2024, à Tours. En tant que responsable du groupe de travail (GT) “Lutte contre l'antisémitisme” (au sein du parti Les Écologistes, donc), j'ai activement participé à l'organisation de cet atelier, et je propose ici un résumé de ce moment important pour le groupe de travail.

le GT Lutte contre l'antisémitisme existe depuis 2021 au sein du parti écologiste. Nous avons notamment publié une Contribution au programme du Nouveau Front Populaire (juin 2024) sur la question spécifique de l'antisémitisme, qui totalise 14 pages et résume les actions et propositions du groupe. Entre autres activités - dont des formations en interne du parti - le GT a organisé une journée d'étude sur l'antisémitisme contemporain en France au Sénat en avril 2023, avec le sénateur Guy Benarroche 1) et avait déjà organisé un atelier sur l'antisémitisme lors des Journées d’Été de 2022 à Grenoble, sur le thème “Reconnaître et combattre les discours et l’iconographie antisémites” 2), avec le formateur Jonas Pardo, le rabbin Émile Ackermann et Albert Herszkowicz du RAAR.

Quelques éléments de contexte : l'atelier s'est tenu le jeudi 22 août, pendant une période où l'actualité des actes et propos antisémites en France et en Europe est hélas bien remplie, avec notamment la polémique en Belgique autour de la tribune de l'écrivain Herman Brusselmans qui, en évoquant les bombardements sur Gaza, exprime son envie “d'enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque juif (qu'il) rencontre” 3), des agressions verbales envers les juifs comme ce 15 août dans le métro parisien 4), une tentative d'attentat devant la synagogue de la Grande-Motte le samedi 24 août au matin 5).

C'est aussi et surtout une séquence politique tendue à gauche sur la question, du fait des sorties au minimum ambiguës de certain·es candidat·es de la France Insoumise lors des Européennes et des Législatives 6), quand il ne s'agit pas d'appels du pied explicites à la fachosphère 7). Au point que le Grand Rabbin de France, le lundi 26 août dans un entretien au Parisien, après l'attentat de la Grande-Motte, affirme que la France Insoumise “a importé le conflit entre Israël et le Hamas” en France 8).

Nous avons invité cinq personnalités à s'exprimer sur le thème :

Le débat s'est déroulé sous l'une des tentes mises à disposition pendant ces Journées d’Été, prévue pour 80 personnes environ… mais très vite, le nombre de chaises (en carton recyclé !) s'est avéré trop petit, et beaucoup de personnes ont assisté aux échanges debout autour de la tente ou assis par terre autant que possible. L'échange a duré un peu plus de deux heures, animé par Jonas Cardoso, des Jeunes Écologistes (son compte X).

Parmi les prises de position des intervenant·es, je retiens plusieurs moments :

  • Emma Rafowicz qui évoque sa lassitude à devoir prendre la parole en tant que femme juive, elle qui a toujours considéré que son engagement en politique était avant tout “universaliste, socialiste et antiraciste”, sans qu'elle ait besoin de justifier ou d'expliquer d'où elle parlait.
  • Alice Timsit qui regrette les polémiques à n'en plus finir sur le concept de sionisme et rappelle que le projet d'établissement d'une nation juive en Palestine est bel et bien réalisé depuis 1948 et qu'à sa connaissance, tous les partis politiques reconnaissent bien l'existence et la légitimité d'Israël… y compris la France Insoumise ! Ce qui n'empêche nullement, bien au contraire, de critiquer le plus clairement possible les décisions politiques du gouvernement Netanyahu et sa guerre injuste contre les populations civiles à Gaza. Et que demander à un·e militant· d'origine juive, systématiquement, de se positionner sur ce conflit, au sein des cercles militants, c'est déjà problématique.
  • Pierre Ouzoulias qui préfère parler d'antijudaïsme plutôt que d'antisémitisme, pour ne pas oublier que cette haine particulière provient des premiers siècles de développement du christianisme, avec la notion de “peuple déicide” 9), hélas reprise par Jean-Luc Mélenchon en 2020 10).
  • Roxane Kasperski évoquant avec émotion la profonde solitude qu'elle a pu ressentir après les massacres du 7-Octobre, en particulier lorsqu'elle a participé à des manifestations féministes en France pendant lesquelles la dénonciation des violences et des viols commis par les hommes du Hamas n'était visiblement pas la bienvenue dans les cortèges… une solitude qui s'est achevée lorsqu'elle a découvert d'abord les Guerrières de la Paix, puis le collectif du Golem.
  • Steevy Gustave lorsqu'il a évoqué son souvenir de fêtes conjointes entre juifs·ves et musulman·nes dans sa banlieue parisienne, il y a bien longtemps, à l'époque où les communautés vivaient ensemble dans le respect et l'amitié, et rappelant que c'est la concurrence des indignations qui détruit peu à peu l'un des principes fondamentaux de la gauche : le vivre-ensemble.

Et un terme qui est bien souvent revenu dans la bouche de pratiquement tous les intervenants : l'universalisme, dans le sens d'un principe de gauche qui aurait été oublié ces dernières années, et volontiers galvaudé, mais qui garde une vérité profonde : les mêmes droits pour tout le monde, dont le droit à la dignité et à ne pas être pré-jugé de par la communauté à laquelle on réduit les individus. Pierre Ouzoulias a aussi insisté sur l'importance du principe de laïcité pour unir toutes les forces de gauche.

Au final, comment rassembler à gauche contre l'antisémitisme après les événements du 7-Octobre ? Il n'y a pas eu une seule et unique réponse de la part des intervenant·es, mais un consensus m'a semblé émerger de la discussion, un consensus en trois points :

  1. Il faut avoir le courage de dénoncer les propos ambiguës, surtout lorsqu'ils sont tenus par des responsables politiques issus des rangs du Nouveau Front Populaire, car l'antisémitisme ne peut pas être admis à gauche ;
  2. A gauche, on n'encourage pas la concurrence des luttes contre les discriminations, bien au contraire il faut combattre d'un même élan l'antisémitisme et le racisme anti-arabe ou l'islamophobie, de la même manière qu'on lutte sans hésiter et sans compromis contre les violences faites aux femmes, par exemple ;
  3. Il est nécessaire de former sur le sujet spécifique de l'antisémitisme, former les militant·es bien entendu, mais aussi les responsables politiques, et en particulier les député·es et les sénateurs·trices du Nouveau Front Populaire !

Voici quelques citations des intervenant·es que j'aie pu noter pendant l'atelier.

Pierre Ouzoulias :

  • “L'antijudaïsme est constitutif de la construction de la civilisation chrétienne.”
  • “Il faut reconnaître que l'antijudaïsme n'est pas un racisme comme les autres, parce qu'il est structurel de nos sociétés occidentales… mais aussi orientales, il y a aussi un antijudaïsme d'origine musulmane.”
  • Ce qui s'est déroulé le 7 Octobre 2023, c'est un pogrom : le Hamas a tué des juifs parce qu'ils étaient juifs. En 1920, à Jérusalem, on est bien longtemps avant la création de l’État d'Israël, il y avait déjà eu un pogrom, au cours du quel l'un des slogans était : “La Palestine est notre terre et les juifs sont nos chiens !”. 11)
  • “On est face à deux extrémismes : celui du Hamas, qui a pour projet d'expulser tous les juifs de la Palestine, et en face des extrémistes de l'extrême droite israélienne, qui veulent expulser tous les Arabes du territoire de ce qu'ils appellent “le Grand Israël”, d'ailleurs, que ces derniers soient musulmans ou pas.”
  • “Notre travail à nous, femmes et hommes de gauche, c'est de réunir les gens qui veulent la paix entre toutes les communautés, et de préférence dans des états laïques, parce que c'est bien la laïcité qui permet ce vivre-ensemble.”

Steevy Gustave

  • “Comment on explique aux gens que toutes les luttes contre les racismes sont également importantes ? Il faut combattre toutes les formes de haine, le vivre-ensemble est fait pour ça. On ne doit pas dissocier tous ces différents combats.”
  • “J'ai des amis chez moi, dans ma banlieue, y compris des militants de la France Insoumise que je connais bien, quand ils ont su que je participais à cet atelier, ils m'ont demandé de porter un message : “nous ne sommes pas antisémites, il faut que tu leur dises !”
  • “Parfois, disons-le, la haine crée des carrières ! Moi, je suis de la couleur de ceux qu'on montre du doigt. Comme le disait Franz Fanon, quand vous entendez dire du mal du juif, tendez l'oreille, on parle de vous !”

Emma Rafowicz

  • “Depuis le 7 octobre il y a une prise de conscience de beaucoup de militant·es de gauche, mais je ne pense pas qu'il y ait eu de réel changement. Je pense à certaines déclarations de Mélenchon, Guiraud ou Soudé… La gauche est-elle devenue complaisante avec l'antisémitisme aujourd'hui, pour gagner quelques sièges de plus à l'Assemblée Nationale ?”
  • “Quand l'extrême droite est perçue comme plus efficace que la gauche sur la question de l'antisémitisme, alors oui, il est temps, vraiment, de s'interroger ! Cela ne fait pas plaisir, mais oui, il y a un antisémitisme dans une partie de la gauche aujourd'hui, et il ne faut surtout pas le laisser prospérer !”

Roxane Kasperski

  • “En écrivant mon article fin mars, je me suis souvenue que lorsque j'avais six ans, c'était lors de la première Intifada en Palestine, soudain on me traite de “sale juive” dans les couloirs de l'école… Le proviseur n'avait pas comment réagir. Plus tard, lors de la seconde Intifada, on me menace avec un couteau en pleine rue dans Paris, parce que je suis juive… Toute ma vie je n'ai cessé de rassurer ma grand-mère, qui a connu les camps de concentration pendant la guerre, en lui affirmant que ça ne pourrait pas recommencer, mais en fait, qu'est-ce que j'en sais ?”
  • “Je suis la seule personne de gauche dans ma famille, mais je me souviens que lors de la présidence de Jacques Chirac, concernant l'antisémitisme, il n'y avait pas de clivage droite/gauche, c'était une question qui ne faisait pas débat, l'antisémitisme était un combat nécessaire. Et puis, peu à peu, l'engagement contre l'antisémitisme a perdu du terrain dans le champ politique, comme si ce n'était plus d'actualité.”
  • “Après le 7 octobre, il y a eu cette brutalisation féroce de la France Insoumise, et cela a créé une insécurité populaire très forte… Comme le dit lécrivain Kamel Daoud, “Un pays, ça se perd vite”, j'ai hélas ce sentiment aujourd'hui… Je pense qu'il faut recréer une gauche républicaine, c'est-à-dire avoir le courage de sanctionner les gens qui sortent du rang, qui sortent de l'acceptable quand on est à gauche.”

Alice Timsit

  • “On a beaucoup parlé d'universalisme, que l'on soit universaliste ou intersectionnel, il faut reconnaître les spécificités de l'antisémitisme. Le juif n'est pas arrêté dans la rue pour sa couleur de peau par exemple. Islamophobie et antisémitisme, il n'y a pas de hiérarchie à faire, ces deux hainez se nourrissent l'une l'autre.”
  • “Lutter contre l'antisémitisme serait une lutte de Blancs, de privilégiés ? C'est totalement méconnaître l'histoire ! Et puis surtout, les différentes luttes contre les discriminations ne doivent pas être en concurrence, elles doivent s'additionner !”
  • “Ce n'est pas parce qu'on est de gauche qu'on a un totem d'immunité, qui protège contre tout propos à connotation antisémite, l'antisémitisme pénètre partout. Du côté de la France Insoumise, il faut le dire, on a assisté à une résurgence de propos qui sont minimum ambiguës. Or, renoncer à lutter contre l'antisémitisme, laisser prospérer ces propos, c'est saboter notre propre héritage et notre cadre de pensée à gauche, c'est oublier qui nous sommes et d'où l'on vient.”

Sauf mention contraire, il s'agit de vidéos filmées par moi-même pendant l'atelier.

Pierre Ouzoulias : quand l'antijudaïsme remonte à la surface, c'est toujours le symptôme d'une crise. Il y a une nécessité absolue de clarification. L'union de la gauche est absolument nécessaire, mais il faut rester intraitable sur les propos antijudaïques, d'où qu'ils viennent.
Roxane Kasperski sur la difficulté à lutter contre l'antisémitisme quand il émerge dans les rangs de gauche, sur l'enseignement de la Shoah et du fait colonial dans les écoles, sur le ressentiment et la haine de l'autre qui empêchent l'échange et la compréhension. (Vidéo que m'a envoyé une militante présente à l'atelier et que j'ai dû retraiter pour sa diffusion sur Youtube, désolé pour la qualité toute relative…)
Alice Timsit à propos de l'assimilation systématique des juifs français à Israël, sur le mot “sionisme” devenu une insulte et comment certaines simplifications sabotent les principes et valeurs que l'on entend défendre à gauche.

Plusieurs journalistes ont assisté au débat. Mes remarques suivent les liens vers leurs articles :

Dans les universités d'été de la gauche, des ateliers autour de la lutte contre l'antisémitisme : le matin même de l'atelier, BfmTV publie un bref article sur les différences entre la France Insoumise et les Écologistes dans la manière d'aborder l'épineuse question de l'antisémitisme à gauche. Pas grand chose à en dire, vu qu'il ne s'agit pas d'une recension de l'atelier lui-même, mais le constat qu'il y a bien “des oppositions à gauche” sur le sujet. On notera au passage que le patronyme d'Emma Rafowicz est largement écorné (“Rafovitch” ?).

Les militants écologistes implorent les gauches à rester unies : Médiapart publie dès l'après-midi deux paragraphes pour rendre compte de l'événement, au sein d'un article plus large sur la volonté d'union des écologistes au sein du Nouveau Front Populaire. J'estime que ces quelques lignes sont un peu rapides et subtilement orientées, en laissant entendre que l'échange aurait manqué de nuance quand il était question de la France Insoumise (alors qu'au contraire les intervenant·es ont souvent rappelé que les égarements de quelques personnalités de ce parti ne permettaient pas d'affirmer que tout ce parti aurait adopté un agenda proprement antisémite), ou bien en ne retenant des prises de position de Steevy Gustave qu'une seule et unique phrase qui, sortie de son contexte, donne l'impression d'un avis définitif sur la France Insoumise.

Antisémitisme : une partie de la gauche s’insurge contre «la brutalité féroce du discours de LFI» : Le JDD publie le lendemain, vendredi 23 août, un article entièrement consacré à l'atelier, bien plus détaillé que celui de Médiapart, et qui à mon avis rend bien mieux compte de la diversité des expressions parmi les cinq intervenant·es, malgré quelques erreurs de forme et raccourcis dans les citations. Par exemple Emma Rafowicz y est citée comme annonçant qu'elle voterait pour la levée de l'immunité de la députée européenne de la France Insoumise Rima Hassan, qui aurait participé à une manifestation pro-Hamas en Jordanie 12). En réalité, Emma Rafowicz avait expliqué que s'il y avait un vote à ce sujet, alors elle n'hésiterait pas voter en faveur de la levée de l'immunité parlementaire de Rima Hassan.

Divisée sur l’antisémitisme, la gauche française dénonce le discours de LFI : Reprise en partie de l'article du Journal du Dimanche par le Times of Israel, en insistant lourdement sur le fait que l'atelier organisé par les Écologistes montrent (sic) ainsi une fois encore que la lutte contre l’antisémitisme constitue depuis le 7 octobre un point de désaccord fondamental entre les différentes composante du Nouveau Front populaire”.

J'ai commis un thread sur le réseau social Mastodon en amont de l'atelier, pour annoncer l'événement et présenter les intervenant·es. Comme Mastodon est un vrai réseau social (sans algorithme ni publicité ni récupération des données personnelles), vous pouvez consulter toute la publication sans risque (ci-dessous, embedded sur cette page du site).


9)
Voir à ce sujet l'article WikipédiaPeuple déicide
11)
Voir à ce sujet l'article Wikipédia : Émeutes de Jérusalem de 1920
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  • Dernière modification : 2024/08/28 16:06
  • de Grégory Gutierez