2015 : Les trois dérives du nouveau projet de loi sur le renseignement

Article publié à l'origine le 24 mars 2015 sur le site de la commission nationale thématique sur le numérique du parti Europe Ecologie - Les Verts, commission dont j'étais co-responsable à l'époque.

Une fois de plus, cette fois après les attentats sanglants de janvier 2015, le parlement français s’apprête à voter une loi qui va faire encore reculer les droits fondamentaux des citoyen-ne-s, notamment lorsqu’ils utilisent le réseau Internet, et cela au prétexte de garantir leur sécurité et les intérêts de la France.

Les critiques n’ont pas tardé quant à ce nouveau projet de loi « relatif au renseignement » 1) : inquiétudes de la CNIL 2) et du Conseil National du Numérique 3) dont les avis ne sont visiblement pas pris en compte, de plusieurs ONG de défense des droits humains (Amnesty International a lancé une campagne #unfollowme contre « le Patriot Act à la française » 4), mais aussi de représentants de la justice qui tirent la sonnette d’alarme sur les nouvelles prérogatives de l’administration (Marc Trévidic, juge anti-terroriste, parle de « pouvoirs exorbitants » concédés au gouvernement 5)).

Au-delà de ces critiques que la commission Partage 2.0 partage largement (voir notamment notre article de septembre 2014, Loi anti-terroriste : un attentat contre la démocratie), nous voudrions alerter sur trois dérives qui semblent être constitutives de cette nouvelle politique du renseignement.

L’histoire récente l’a montré, la notion de terrorisme peut recouvrir des réalités très différentes, y compris en France 6). Tout le monde s’accorde à qualifier de « terroristes » les attaques contre Charlie Hebdo, ou plus récemment contre le musée du Bardo en Tunisie. Ce terrorisme-là ne fait aucun doute, sa violence aveugle est immédiatement constatable, tant par ses actes que son discours. Mais une fois que ce terme de terrorisme est entré dans la loi, pour justifier et renforcer une surveillance électronique généralisée et automatisée, qui sera garant que le terme ne sera pas utilisé aussi pour surveiller, entraver et éventuellement priver de liberté, des militants engagés dans certains combats, parce qu’ils pourraient nuire à des intérêts économiques ou politiques du moment ? Un lanceur d’alerte qui dévoile des secrets d’une entreprise, ou des activistes qui empêchent un train de circuler, ou des militants qui neutralisent des engins de chantier, pourront-ils être considérés comme « nocifs aux intérêts supérieurs de la France » ? À aucun moment, ni dans cette nouvelle loi ni dans celles qui l’ont précédé, les expressions « acte terroriste » ou « apologie du terrorisme » n’ont été précisés, et ses limites seront donc, de fait, définies par les hommes et femmes qui ont, ou qui auront, le pouvoir.

La loi va octroyer de nouveaux pouvoirs aux administrations, c’est-à-dire aux ministères et au gouvernement dans son ensemble, sans qu’un juge ne soit consulté au départ pour valider l’usage de ces pouvoirs. Mais qui va surveiller les motivations des hommes et des femmes qui pourront scruter la vie privée numérique de n’importe qui, à partir du moment où « l’intérêt supérieur de la France » aura été invoqué ? La nouvelle loi prévoit bien une Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement (CNCTR), mais elle sera composée de députés, de sénateurs, de membres du Conseil d’État et de « personnalités qualifiées ». Et si l’une de ces personnes entretient des intérêts personnels contraires aux missions de la CNCTR ? Par exemple, au hasard, s’il est le porte-voix d’un quelconque lobby économique qui verrait d’un mauvais œil l’activisme de certains, ou s’il a des intérêts financiers dans une grande entreprise en charge de la distribution de l’énergie en France ? Comment sera garantie l’impartialité et la neutralité de cette CNCTR ? Et d’ailleurs, pourquoi aucun représentant des citoyen-ne-s usagers des réseaux numériques n’y siégera ? Le principe qui semble présider à cette loi est que l’État, toujours, forcément, est et restera vertueux, au point qu’il n’est plus nécessaire de consulter la justice avant d’agir. C’est tout l’idéal républicain de la séparation des pouvoirs qui est battu en brèche par un tel implicite.

Dernière dérive de ce projet de loi, et de ses prédécesseurs, l’idée que ces questions de surveillance du réseau sont de toute manière trop complexes, trop techniques, pour en faire la pédagogie auprès des citoyen-ne-s français, et pour mériter qu’ils soient consultés à ce sujet. De toute façon, « les Français ont peur », comme aiment à le répéter les médias, et de nombreux élu-e-s croient que leur rôle est avant tout de les rassurer. Pourtant toutes ces questions touchent directement aux usages des technologies numériques par tout à chacun, donc au droit à la vie privée et à la libre expression, y compris sur Internet. Nous sommes à une époque où même les pré-adolescents ont des smartphones et s’expriment sur les réseaux sociaux. Demain, va-t-on pouvoir discriminer entre les « bons » ados et les « mauvais », pour de simples statuts Facebook ou Tweeter ? L’épisode fâcheux de la censure du site islam-news.info, décidé par l’État français qui l’a présenté comme un réseau de djihadistes en devenir, alors qu’il s’agissait d’un site alimenté par une seule personne, française, qu’il était hébergé en France et clairement critique envers les appels au djihad 7), a déjà montré à quel point ces censures administratives pouvaient être contre-productives. Les usagers du Net sont loin d’être systématiquement de doux agneaux innocents, qui seraient incapables, par eux-mêmes, de comprendre les enjeux techniques et de repérer les sites dangereux ou perçus comme tels. Sous prétexte d’empêcher des jeunes à la dérive de « partir au djihad », la loi entérine l’infantilisation de tous les internautes, quitte à multiplier les injustices et les accrocs à leur liberté d’expression.

Pour toutes ces raisons, la commission Partage 2.0 encourage les députés et sénateurs français à bien réfléchir aux pouvoirs qu’ils s’apprêtent à offrir à l’État, sous prétexte de réagir vite et bien à la menace terroriste. Ces nouveaux pouvoir de surveillance généralisée (et donc de suspicion généralisée) touchent aux valeurs et aux droits fondamentaux qui font qu’une démocratie peut se revendiquer comme telle. Et la question se pose, cruciale, de l’usage que pourront faire nos gouvernants de demain, quelle que soit leur couleur politique, grâce aux lois qui sont votées aujourd’hui. Les tout récents résultats des élections départementales, avec un parti d’extrême-droite recueillant pas moins de 25 % des suffrages exprimés, devrait pourtant service d’alerte. Et l’exemple (ou plutôt le contre-exemple) du Patriot Act américain permet déjà de voir à quelle société le Parlement français est en train d’œuvrer, avec la meilleure volonté du monde, sous prétexte d’assurer notre sécurité à toutes et tous.


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  • Dernière modification : 2020/04/29 10:29
  • de Grégory Gutierez