Hommes terrifiés par les femmes intelligentes, sciences occultes et histoire alternative, poète antique au cœur brisé, mesure scientifique de l'attirance amoureuse, essentialisme des relations humaines

C'est fascinant, la pléthore de sites “attrape-tout” qui recyclent des informations plus ou moins vieillottes, qu'on retrouve ensuite partagées et commentées sur les réseaux sociaux.

Cela ne veut pas dire que l'article du site-poubelle est forcément nul à chier, simplement que c'est du réchauffé au micro-ondes passé par le filtre de plusieurs sites avant d'en arriver là, avec une distorsion plus ou moins grande par rapport à la source originelle de l'information.

Un exemple récent, trouvé sur une page d'une amie sur Facebook : cet article du blog Esprit Science Métaphysique, publié en janvier 2017, qui titre “La science confirme que les hommes sont terrifiés par les femmes intelligentes”1).

Diantre, rien que ça ! Avec en plus, un panneau sur fond rose avec le visage d'une belle femme et la reprise du titre, comme une affirmation péremptoire, une évidence, une donnée incontestable des relations amoureuses. Le genre d'image-citation qu'on s'échange en un clic et qui permet de se rassurer à moindre coût. Si ce mec m'a quittée, c'est bien parce que j'étais trop intelligente pour lui.

Retraçons le parcours de cette affirmation, en remontant le fil des références depuis l'article de 2017 de Esprit Science Métaphysique jusqu'à l'étude scientifique dont elle s'inspire, publiée en 2015. Etude qui n'est pas sans lien avec la peine de cœur d'un poète latin qui entretint une relation passionnelle avec une certaine Cynthie et ne trouva que l'éloignement pour tenter de l'oublier.

Et posons-nous la question : est-ce que tout cela ne ressort pas d'une certaine idée de ce que doit être l'attirance amoureuse et n'assistons-nous pas à une essentialisation des hommes comme des femmes, au fur et à mesure que l'information initiale se transforme ?

L'article de “EspritScienceMétaphysique” (au passage, on notera le titre absolument pas prétentieux de ce blog) fait référence à une étude pour asseoir son affirmation, et donne comme source un premier site : The BBN Community.

Vous connaissez ce site, vous ? Vous savez si c'est une source d'information fiable ? Dans la section About Us, on apprend que ce site “a été lancé par deux jeunes bouddhistes qui ont voulu faire partager leur savoir, leurs sources et leurs actus”. En surfant dans les actus de ce site, on s'aperçoit qu'on est plutôt dans le New Age et la spiritualité gentillette, avec pousse-au-clic, via des articles comme “Voici le véritable amour, une fois que vous aurez vu ce couple vous voudrez être comme eux”, “La science révèle comment aller à la plage change véritablement votre cerveau”, “la philosophie de Bouddha sur le sexe”, etc.

L'article de BBN Networks est publié “il y a deux ans”, il s'intitule “La science le confirme : les hommes sont PETRIFIES par les femmes intelligentes” 2).

On notera d'ailleurs que l'article d'Esprit Science Métaphysique pointe aussi vers une autre source, le site Woman's Vibe. Et l'on constate qu'il s'agit du même article que celui du BBN Networks, publié au même moment. C'est un certain “Eddie L.” qui est signataire de cet article. Dans sa notule sur le site, il se présente comme le fondateur de Woman's Vibe et d'un autre site, WorldTruth.TV, etaffirme avoir passé “plus de 36 ans à étudier la Bible, l'Histoire, les médecines alternatives, les sociétés secrètes, le Symbolisme et beaucoup d'autres sujets qui sont rarement traités par les médias mainstream.”

Son autre site, WorldTruth.TV, est rempli d'articles qu'on peut clairement ranger dans la catégorie “complotisme global”, il explique dans la section About us qu'il a “passé plus de 38 ans à étudier la Théosophie, la Franc-Maçonnerie, la Kabbale, le Symbolisme, le Rosicruxianisme, les Illuminés de Bavière et l'Occultisme occidental”. Il ajoute ensuite : “Je me souviens quand j'ai pris conscience de la “Vérité”, et ce n'était pas beau à voir. J'ai appris comment les médias de masse nous mentaient éhontément, comment le système éducatif forme uniquement les consciences à devenir de serviles travailleurs.”

Et le BBN Network s'inspire lui-même d'un article publié sur le site Thrillist le 20 octobre 2015. Même question, c'et quoi le site Thrillist ? En gros, ce site, dont le nom pourrait se traduire par “celui qui vous fait frissonner”, collectionne les news dans tout un tas de catégories très diverses, news visiblement pompées ici et là et “remises en forme” pour apparaître plus sensationnelles. L'idée semble bien de provoquer autant de clics que possible sur les réseaux sociaux, pour augmenter le nombre de publicités vues depuis le site et générer des bénéfices. Et donc, l'article de Thrillist est plus précis quant à la date, le 20 octobre 2015. Son titre : La science le confirme, les hommes sont terrifiés par les femmes intelligentes“ 3).

Mais ce n'est pas vraiment précis quant au contenu, parce que l'article de Thrillist est vraiment succinct, il parle juste dans son introduction de “ce que tous les mecs en insécurité ne voudront jamais avouer : nous sommes terrifiés par les femmes intelligentes”.

Et Thrillist cite comme source un article du journal anglais The Independent, paru le même jour. Lequel article est titré “Selon une étude, les hommes se sentent menacés par les femmes intelligentes” 4).

Mais tout de suite, le sous-titre de l'article précise que “l'étude, qui n'est pas encore publiée, montre que les hommes se sentent moins attirés par les femmes qui les surpasseraient en intelligence”.

“Se sentir moins attiré” = “être terrifié”, vraiment ?

Et dans cet article de The Independent, la conclusion est la suivante :

Bien que les auteurs de l'étude rappellent que d'autres expériences seront nécessaires pour confirmer leur conclusion, ils croient cependant que “c'est la sensation d'une virilité diminuée qui fait que les hommes se sentent moins attirés par des femmes qui les surpassent”. Qui aurait pensé que la masculinité pouvait être aussi fragile ? 5)

En lisant l'article de The Independent, on apprend donc que les hommes ont trouvé plutôt “intimidant” d'avoir un rendez-vous avec une femme qu'ils jugent plus intelligente qu'eux. Et je ne sais pas pour vous, mais pour moi il y a quand même une sacrée distance entre “être intimidé” ou “se sentir moins attiré”, comme le précisait le sous-titre de l'article, et “être terrifié”.

On constate donc un grand écart assez épatant, l'information initiale, en 2015, sur la base d'une étude pas encore publiée par un journal anglais populaire, nous dit que bien qu'ils sont attirés par les femmes intelligences, les hommes qui ont pris part à cette étude ont affirmé être “intimidés” par l'éventualité de les rencontrer. Deux en plus tard, en 2017, un blog français au titre pompeux affirme rien moins que la science a prouvé que les hommes sont terrifiés par les femmes intelligences.

L'étude dont il est question dans The Independent a bel et bien été publiée, dans un journal spécialisé dans ce type de recherches, le Personality and Social Psychology Bulletin. On retrouve le sommaire de l'édition de novembre 2015, avec des abstacts de chaque étude (c'est-à-dire des résumés), sur le site du journal, ici.

L'étude qui nous intéresse s'intitule ”(Psychological) Distance Makes The Heart Grow Fonder“, elle est signée de deux chercheuses et un chercheur, tous trois travaillant aux Etats-Unis : Laura E. Park, de l'université de Buffalo, Ariana F. Young de la California Lutheran University à Thousand Oaks, et Paul W. Eastwick, de l'université du Texas.

Arrêtons-nous sur le titre de cette étude, on peut le traduire par “La distance (psychologique) renforce l'élan du coeur”. C'est un jeu de mot sur un dicton anglo-saxon, “Absence Makes the Heart Grow Fonder”. Il n'y a pas d'équivalent français parmi les dictons populaires, on dirait plutôt chez nous “Loin des yeux, loin du cœur”. Il y a là une différence culturelle évidente, même si les deux idées portées par ces formulations se retrouvent au départ dans la littérature ancienne.

En fait ces deux dictons sont souvent associés à l'une des élégies du poète Properce. Le poète ressent de la peine à côtoyer Cynthie, qu'il aime mais qui se refuse à lui, et le seul remède qu'il trouve à cette peine d'amour, c'est de “prendre de la distance”, il se décide à partir pour Athènes pour tenter de l'oublier :

Un voyage lointain, mon départ pour Athène,
Peuvent seuls me guérir d'une amoureuse peine.
Sous tes regards mon mal va toujours s'augmentant,
Car de ses propres feux l'Amour est l'aliment.
Que n'ai-je point tenté pour m'y pouvoir soustraire !
Mais ce dieu me poursuit de toute sa colère.
Une ou deux fois, après tes refus répétés,
Tu vins et tu dormis, vêtue, à mes côtés.
Non, Cynthie, il n'est plus de remède à mon âme
Que de porter très loin et mes yeux et ma flamme. 6)

Le titre de l'article suggère donc que ce n'est pas seulement la distance physique qui sépare l'amoureux de son amoureuse, qui alimenterait le désir amoureux, mais aussi la distance psychologique ressentie avec la personne qui est l'objet de cet amour. (Précisons ici que le terme “love” n'est jamais employé, semble-t-il, dans l'étude, mais le titre utilise l'expression “the heart grow fonder”, on parle bien du coeur, l'organe de l'amour par excellence).

Tout de suite, on note une anomalie par apport à la manière dont les sites sus-mentionnés ont rapporté les conclusions de l'étude : son titre ne fait pas allusion à des femmes plus ou moins intelligentes ou à des hommes plus ou moins terrifiés, pétrifiés ou intimidés. On y parle d'une “distance psychologique” qui, donc, ferait fondre les cœurs avec plus d'intensité. Le sous-titre de l'étude se rapproche tout de même un peu de la manière dont elle va être ensuite “vulgarisée” par The Independent : “Effets de la distance psychologique et de l'intelligence relative sur l'attirance des hommes envers les femmes” (Effects of Psychological Distance and Relative Intelligence On Men's Attraction To Women).

Je n'ai pas lu l'étude, il faudrait payer pour l'obtenir en entier et mon souci de la vérification n'ira pas jusque là. En revanche l'extrait qui en est donné permet de mieux comprendre de quoi il retourne. Je tente ici une traduction de ce résumé assez subtil :

L'attirance interpersonnelle pourrait être modelée par :

  1. la distance psychologique du sujet à sa cible (l'expérience subjective que la cible est proche ou lointaine) ;
  2. le positionnement de la cible quant à un trait de caractère relatif au sujet (en mieux ou en moins bien que le sujet).

Nous proposons que lorsqu'ils évaluent une cible psychologiquement distante, les individus pourraient se fonder sur des schémas abstraits (c'est-à-dire, la désirabilité des traits de caractère du partenaire) et préfèrent des cibles qui ont des qualités désirables plus prononcées qu'eux-mêmes n'en ont.

Cependant, lorsqu'ils évaluent des cibles perçues comme psychologiquement proches, des détails concrets de l'environnement contextuel (c'est-à-dire, comment le comportement de la cible affecte l'évalution de soi-même sur le moment), pourraient déterminer l'attirance ressentie par les individus vers leur cible.

Six études ont révélé que quand ils évaluent des cibles psychologiquement distantes, les hommes montrent une plus forte attirance envers des femmes qui montrent plus d'intelligence qu'eux. Au contraire, quand les cibles étaient psychologiquement proches, les hommes montraient moins d'attirance envers les femmes qui les surpassaient. 7)

On voit bien que les conclusions de l'étude sont donc très loin d'une supposée terreur des hommes (en général) face aux femmes intelligentes (en général).

A l'époque d'ailleurs, l'étude avait été critiquée plus d'une fois, notamment, déjà, en français. Par la journalist e Sandra Lorenzo sur le Huffington Post, qui concluait notamment : “En lisant les résultats des chercheurs, il serait facile de conclure que 1. les hommes ont peur des femmes intelligentes et que 2. les femmes, si elles veulent attirer les dits-hommes, feraient mieux de ne pas avoir un Q.I. trop élevé. On se tromperait. Cette étude a été menée sur un très petit nombre d'hommes qui avaient tous le même profil. Impossible donc de tirer des conclusions pour tout le genre masculin et hétérosexuel à partir de résultats d'un groupe peu représentatif. 8)

Ou encore par la chroniqueuse Maya Mazaurette sur GQ Magazine 9), qui fait un sort peu enviable à “ce machin branlant qui tourne dans la presse ces derniers jours”.

Résumons : en octobre 2015 une étude américaine suggère (et non pas “prouve”, le terme est important) que les hommes se sentent attirés par des femmes intelligentes, quand elles sont loin, mais qu'ils sont plus réticents à les rencontrer quand on le leur propose, parce qu'ils se sentent “intimidés” à cette idée.

A l'époque, l'information est relayée par The Independent, un quotidien anglais qui titre sur le fait que “selon une étude, les hommes se sentent menacés par les femmes intelligentes”. C'est déjà un peu trahir les conclusions de l'étude. Le jour-même, l'article est récupéré et “sensationnalisé” par Thrillist, ce que j'appelle un site-poubelle dont l'objectif est uniquement de générer le plus de revenu possible via les publicités affichées sur ses pages, et pour ce faire le site accumule les news venues d'ailleurs et y ajoute sa propre titraille et de petites introductions pour les rendre plus sexy. Donc, via Thrillist, la news devient “La science le confirme, les hommes sont terrifiés par …”.

Deux autres sites reprennent l'information dans la foulée, ils sont ouvertement consacrés à des sujets ésotériques, occultes, sur l'Histoire parallèle, les complots des élites, etc. Ils publient la même chose, avec les mêmes illustrations, et avec même une nouvelle erreur dans l'intitulé. Cette fois les hommes sont pétrifiés (au lieu d'être terrifiés) par les femmes intelligentes.

Et puis, deux ans plus tard, arrive le blog Esprit Science Métaphysique, qui “réchauffe” la news, qui avait pourtant déjà connu son quart-d'heure de célébrité deux ans plus tôt. Et se contente d'une traduction française de l'article de BBN Networks.

Mais non seulement il reprend donc les outrances verbales de ses prédécesseurs, en écrivant par exemple, “Oui, la science a enfin confirmé ce dont nous nous doutions tous depuis longtemps: les hommes trouvent les femmes intelligentes effrayantes”, mais il propose aussi un titre définitif, en reprenant cette idée de “la science qui confirme”, comme si c'était la communauté scientifique dans son entièreté qui s'était accordée sur cette observation. Et comme si cette observation concernait tous les hommes, et toutes les femmes. C'est ce qu'on appelle une essentialisation, les hommes sont comme-ci, les femmes sont comme ça, et ce de toute éternité, c'est dans leur nature…

Et puis Esprit Science Métaphysique ajoute une particularité, cette image d'un beau visage de femme avec la reprise du titre de l'article, exactement le genre d'image-citation qui se répand et se partage en quelques clics sur les réseaux sociaux.

On notera d'ailleurs l'évolution des images choisies en illustration de tous ces articles. Une illustration de speed-dating pour The Independent, une femme ingénieure pour Thrillist, une femme au bras d'un homme pour le BBN Networks et enfin, deux ans plus tard, un portrait dessiné de femme fatale, “face caméra”.

De quoi inciter encore plus les utilisateurs des réseaux sociaux à partager une telle affirmation… puisqu'en plus elle est confirmée par la science !


3)
Thrillist, article original du 20 octobre 2015 : SCIENCE CONFIRMS MEN ARE TERRIFIED OF SMART WOMEN
4)
Article original de The Independent, paru le 20 octobre 2015 : Men are threatened by intelligent women, study finds
5)
Texte original de l'article de The Independent : “While the authors behind the study caution that more experimentation may be needed to confirm the conclusion, they do believe that “feelings of diminished masculinity accounted for men’s decreased attraction toward women who outperformed them.” Who knew masculinity could be so fragile?”
7)
Texte original en anglais : Interpersonal attraction may be shaped by (a) one’s psychological distance from a target (the subjective experience that a target is close to or far from the self) and (b) the perceived standing of a target on a trait relative to the self (as better or worse than the self). We propose that when evaluating a psychologically distant target, individuals may rely on abstract schemas (e.g., the desirability of a partner’s traits) and prefer targets who possess more (vs. less) desirable qualities than themselves. However, when evaluating psychologically near targets, concrete contextual details of the environment (e.g., how a target’s behavior affects self-evaluations in the moment) may determine individuals’ attraction toward targets. Six studies revealed that when evaluating psychologically distant targets, men showed greater attraction toward women who displayed more (vs. less) intelligence than themselves. In contrast, when targets were psychologically near, men showed less attraction toward women who outsmarted them.
8)
25/10/2017, “Les hommes n'aiment pas les femmes intelligentes, vraiment ?”, http://www.huffingtonpost.fr/2015/10/25/les-hommes-aiment-femmes-intelligentes-vraiment-_n_8357330.html
9)
22/10/2017, “Faux procès : les hommes préfèrent-ils les femmes stupides ?”, http://www.gqmagazine.fr/sexactu/articles/faux-procs-les-hommes-prfrent-ils-les-femmes-stupides-/29207
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  • Dernière modification : 2020/04/11 14:37
  • de Grégory Gutierez