Métamorphoses du colibri qui voulait faire de son mieux

C'est la grosse tarte à la crème des admirateurs inconditionnels de Pierre Rabhi : le fameux petit colibri qui essaie, tout seul, d'éteindre le feu qui ravage la forêt, une goutte d'eau coincée dans son minuscule bec, sous les regards amusés des autres animaux qui préfèrent fuir. Quand l'un d'eux lui demande ce qu'il fait, il répond, “je fais ma part”.

Comme tout le monde, j'ai toujours entendu parler de cette histoire comme d'un conte moralisateur récité par Pierre Rabhi, qui en fait “une légende amérindienne”. Et je me suis souvent demandé d'où venait vraiment cette histoire, quelle est sa pré-histoire, avant que Rabhi n'en fasse sa marque de fabrique, au point d'intituler l'association créée autour de sa personne et de son discours, le mouvement des colibris.

C'est donc la version la plus connue de cette histoire, en tout cas parmi le public francophone. On trouve mille et un sites internet qui répètent cette histoire, et nombre de vidéos où Pierre Rabhi la cite, encore et encore.

On peut l'entendre par exemple dans la vidéo ci-dessous, publiée en 2008 :

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Tout de suite, une remarque sur l'utilisation qui est faite ici de l'histoire du colibri : Rabhi l'associe à un appel, son “appel aux 4000” de l'époque, c'est-à-dire pour fédérer autour de lui les bonnes volontés qui voudront bien l'aider, en finançant son projet à hauteur de 4000 € (oui parce que, les 4000, c'est pas 4000 personnes, c'est 4000 €…) : “Les gens ont le pouvoir, il faut que la société civile prenne conscience de ce pouvoir, et qu'elle l'exerce, et dans ce cas-là, elle peut représenter une force qui peut participer au changement de l'humanité. J'appelle tout ceux qui ont compris notre message et adhèrent aux valeurs que nous essayons de promouvoir, qui estiment que ces valeurs sont importantes pour aujourd'hui, pour le futur, pour les générations futures sur notre planète, eh bien, à participer, de leurs moyens, pour nous aider à monter l'outil et à promouvoir les valeurs que nous partageons, dans cette mutualisation des consciences.”

On voit donc que la parabole du petit colibri sert alors, vers 2008 donc, à ramasser de l'argent. Pour la bonne cause, certes, puisqu'il s'agit des “générations futures sur notre planète” (comment ne pas se sentir concerné ?), et puis le projet est particulièrement ambitieux, il s'agit ni plus ni moins que de “participer au changement de l'humanité”. Diantre !

Je me suis donc demandé depuis quand Pierre Rabhi, qui a commencé à publier des essais dans les années 1980, dans une indifférence relative jusqu'à ses succès des années 2000, s'est mis à utiliser le vaillant petit colibri. La trace la plus ancienne semble être son livre, La Part du Colibri, publié en 2006, un petit ouvrage de 40 pages dans lequel la parabole est présentée ainsi :

Là encore, il est intéressant de regarder en détail comment Rabhi encadre la parabole du colibri : “il nous appartient également à titre individuel de faire tout ce que nous pouvons dans notre sphère privée et intime, comme nous l'enseigne la légende amérindienne du colibri”, “Telle est notre responsabilité à l'égard du monde”, “l'ensemble de la société planétaire est en crise, sociale, économique et écologique”. Le discours est donc volontiers catastrophique, un cataclysme global nous attend, la forêt qui prend feu n'est autre que la planète tout entière, et Rabhi n'hésite pas à dire à son lecteur qu'il a une part de responsabilité dans l'affaire. C'est mobilisant, pour dire le moins ! Mais c'est aussi culpabilisant. Evidemment, mis face à ce genre de tableau catastrophiste, on ne peut que vouloir être ce petit colibri, le seul qui ait le courage d'affronter l'incendie, plutôt que faire partie de la masse des animaux qui préfèrent fuir.

Rabhi présente donc la parabole du colibri comme une “légende amérindienne”. Mais malgré mes recherches, à aucun moment, ni dans son livre, ni ailleurs dans ses discours ou dans la “rabhisphère” en ligne, je n'ai pu trouver de source plus précise sur l'origine de cette histoire : c'est une légende amérindienne, point. Pourtant, il doit bien y avoir des références à cette légende, avant que Pierre Rabhi ne s'en empare et en fasse un mouvement. Sur le web francophone, c'est mission impossible : c'est toujours la version Rabhi qu'on retrouve, sur pléthore de sites qui répètent toujours la même histoire, visiblement héritée du discours et des livres de Rabhi. Et l'histoire est toujours présentée comme “légende amérindienne”.

Petite parenthèse à ce propos : raconter cette histoire comme provenant d'un peuple premier des Amériques, ça lui donne tout de suite beaucoup plus de gueule. Les lecteurs de Rabhi, écolos dans l'âme, sensibles au thème du retour à la terre, à la sagesse éternelle des peuples premiers supposés être en harmonie avec la nature, seront évidemment bien plus impactés par une parabole provenant d'un de ces peuples - aussi imprécis soit-il - que si l'histoire mettait en scène, par exemple, un simple pigeon des Buttes-Chaumont face à un feu d'artifices mal maîtrisé un soir de 14 juillet. Si l'histoire vient des Amérindiens, c'est qu'elle a traversé les âges, depuis un passé tout à fait idéalisé, pour arriver jusqu'à nous, lecteurs et auditeurs de l'Occident du 21e siècle. Et Pierre Rabhi se retrouve alors en “passeur” de cette sagesse, ce qui lui donne un rôle particulièrement important. Comme un prophète qui transmet la parole divine au peuple égaré, Rabhi transmet la parole ancestrale des Indiens d'Amérique au peuple écolo du 21e siècle. Snif, c'est beau.

Sauf que.

Sauf que cette histoire du colibri, on va le voir, n'a pas commencé avec Rabhi, ce n'est pas lui qui aurait retrouvé dans le folklore d'une quelconque tribu amérindienne (qu'il ne prend jamais la peine de préciser) une merveilleuse petite histoire, qui, par un heureux hasard, collerait tellement bien avec le discours qu'il tient lui-même de livres en livres sur notre responsabilité individuelle dans la catastrophe qui s'annonce.

Wangari Maathai est une figure du militantisme écologiste africain. Née au Kénya en 1940, elle fait parler d'elle dans les années 1970 avec son mouvement de la Ceinture Verte, toujours très actif de nos jours comme le prouve le site internet Green Belt Movement. A l'origine, Maathai avait fait parler d'elle en plantant, en 1977, sept arbres, en l'honneur des femmes qui mènent alors la lutte pour la protection de l'environnement en Afrique.

La lecture de sa fiche Wikipédia montre une personnalité qui n'hésite pas à prendre des risques, et qui mêle allègrement la lutte pour la protection de l'environnement et celle pour l'émancipation des femmes en Afrique : “Elle est également dirigeante du « Maendeleo ya wanawake » (Conseil national des femmes du Kenya). Elle aura eu trois enfants avant de divorcer en 1979. Son mari affirme alors au juge qu'elle avait un trop fort caractère pour une femme et qu'il était incapable de la maîtriser, le juge lui a donné raison. Pour avoir déclaré dans la presse que ce juge ne pouvait qu'être incompétent ou corrompu, elle est emprisonnée, pour la première fois, durant quelques jours.”

Wangari Maathai, inconnue en France, est pourtant une militante d'envergure internationale, autant de la cause des femmes que de la défense de l'environnement. Ses livres commencent à être traduits et publiés en français à partir de 2005 : Pour l'amour des arbres (L' Archipel, 2005), Mama Miti, la mère des arbres (Le Sorbier, 2008), Réparer la Terre (Éditions Héloïse d'Ormesson, 2012), etc. Elle meurt en 2011, en laissant derrière elle un mouvement international qui s'appuie essentiellement sur “les 4 R”, comme elle l'explique lors de nombre de conférences dans les années 2000 : Reduce, Reuse, Recycle, …and Repair (Réduire notre consommation, Réutiliser les ressources, Recycler nos déchets, Réparer la terre).

On le voit, la parenté idéologique avec Pierre Rabhi est évidente. Il s'agit aussi d'un discours écologiste visant à éduquer l'espèce humaine quant à son impact sur l'environnement.

Et lorsqu'on découvre les vidéos des conférences de Wangari Maathai, on découvre aussi qu'elle utilisait très souvent la même parabole que Pierre Rabhi. L'histoire du petit colibri venait souvent conclure ses conférences devant des centaines voire des milliers de personnes, y compris devant des parterres de responsables politiques ou à l'ONU.

La voici par exemple en 2007, devant la Royal Society of Geography du Royaume Uni :

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On le constate, l'histoire est exactement la même. Ou presque : dans la version de Wangari Maathai, le colibri ne répond pas aux autre animaux circonspects, “je fais ma part”, mais “I'm doing the best I can”, c'est-à-dire, “je fais aussi bien que je peux, je fais de mon mieux”. C'est subtil, mais il y a tout de même une différence entre “faire sa part”, et “faire de son mieux”. Et Maathai commente ainsi la parabole : “Qui que nous soyons, quoi que nous soyons, il y a quelque chose que nous pouvons faire, dans nos vies, collectivement, pour faire la différence. Donc, soyez des colibris, dans vos vies, dans votre communauté, qui que vous soyez” Voilà qui ressemble beaucoup au propre discours de Rabhi… Mais quand Wangari Maathai incite ses auditeurs à être eux-mêmes des colibris, c'est pour faire quoi, exactement ?

En 2004, Wangari Maathai reçoit le prix Nobel de la Paix pour l'ensemble de son oeuvre. C'est d'ailleurs la première femme africaine à recevoir ce prix prestigieux. Dans son discours de réception, elle explique que grâce à son mouvement de la Ceinture Verte, des millions d'arbres ont pu être plantés en Afrique, et par des femmes, une action simple à réaliser, accessible à toutes, qui a permis à des millions de femmes pauvres d'avoir du bois pour se chauffer et pour construire des maisons, des écoles, mais aussi pour s'émanciper de la croyance que seule la charité des pays riches pouvait les aider à survivre. Maathai continue : “Bientôt, planter des arbres est devenu un symbole de la lutte pour la démocratie et contre la corruption (…) Des citoyens se sont mis à planter des arbres pour lutter contre les abus de pouvoir dans leurs pays… Des arbres de la paix ont été plantés, pour exiger la libération des prisonniers de conscience, et une évolution pacifique vers la démocratie.”

L'histoire du colibri est la même, la démarche de militantisme écolo est tout à fait similaire, mais il y a tout de même une grosse différence dans l'usage qui est fait du conte : avec Maathai, il s'agit d'illustrer la nécessité de se battre pour rétablir la démocratie, et donc l'émancipation des peuples, qui passe par l'émancipation des femmes. Deux thématiques qui n'émergent guère des discours de Pierre Rabhi, qui parle bien plus volontiers de la responsabilité “personnelle et intime” de chacun d'entre nous pour combattre les injures faites à la Nature par l'humanité moderne.

Les colibris, ou oiseaux-mouches, sont très présents dans tout le continent américain, essentiellement en Amérique centrale et en Amérique du Sud, mais certaines espèces peuvent migrer jusqu'au Canada au Nord et jusqu'en Terre de Feu, à l'extrême sud du continent. On en trouve beaucoup en Equateur et au Pérou par exemple. Il paraît donc vraisemblable que ces petits oiseaux si particuliers, parce qu'ils butinent les fleurs et peuvent rester en vol stationnaire voire même reculer en vol, se retrouvent dans les folklores locaux.

Quelques recherches sur le Net par mots-clés en espagnol permettent de trouver plusieurs blogs et sites associatifs qui reprennent l'histoire du colibri de Rabhi, ce sont à l'évidence des traductions hispaniques récentes du petit conte publié par Rabhi. Mais en cherchant plus avant, on tombe sur une étonnante petite histoire, issue du légendaire des indiens Shuar, qui résident justement entre l'Equateur et le Pérou. C'est l'histoire d'un petit colibri… qui vole le feu pour le donner aux hommes.

On trouve cette légende Shuar dans un livre paru en 1987, Setenta Mitos Shuar, qui rassemble des contes et légendes traduits du dialecte shuar vers l'espagnol au cours des années 1970. Et cette légende vaut la peine d'être résumée : les indiens ne connaissant pas le feu et devaient se nourrir de fruits crus, alors que de l'autre côté de la montage, le monstre Taquea, lui, maîtrisait le feu. Mais on ne pouvait pas l'approcher, il dévorait tout de suite les malheureux qui s'égaraient dans son territoire. Un jour de fortes pluies, les enfants du monstre recueillent un colibri tellement trempé et transi de froid qu'il ne pouvait plus s'envoler. Déposé près du foyer dans la maison du monstre, il ne tarde pas à se réchauffer et parvient à reprendre son envol. Mais en décollant, la queue de l'oiseau prend feu. Il traverse ainsi la forêt et finit par rejoindre les hommes, à qui il offre ainsi le feu. Depuis lors, les indiens Shuar gardent toujours leur feu allumé, toute la nuit, pour ne pas le perdre à nouveau.

Dans une autre version de la même histoire, plus développée mais plus récente, le colibri s'envole sans s'apercevoir que sa queue a pris feu, et s'est sans le vouloir qu'il embrase l'arbre où il se pose après son voyage. Les indiens aperçoivent une colonne de fumée au loin, découvrent l'arbre en feu, et c'est ainsi qu'il capturent enfin le feu qui leur permettra enfin de cuir leurs aliments, de se réchauffer et de se protéger des prédateurs.

Voilà qui est étonnant ! Nous retrouvons bien une histoire de colibri dans le légendaire amérindien, mais loin d'être un minuscule pompier qui tente d'éteindre un gigantesque incendie, c'est au contraire un Prométhée local qui offre le feu aux hommes, leur permettant ainsi de s'extraire d'une vie uniquement rythmée par le bon vouloir de la nature. (Rappelons que dans la mythologie grecque, le titan Prométhée a volé le feu de l'Olympe à la barbe du dieu Zeus pour le donner aux hommes).

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  • Dernière modification : 2017/03/29 17:06
  • de Grégory Gutierez