Un coup de poignard et un rire - L'introduction du Livre des Damnés et ses traductions
Les premières lignes du Livre des Damnés ont beaucoup fait dans l'impact qu'à eu Charles Fort sur nombre d'écrivains par la suite. Le Livre des Damnés se veut un essai, plutôt qu'une oeuvre littéraire, une compilation d'archiviste sur une masse grouillante de phénomènes inclassables, plutôt qu'une fiction ou une méditation sur notre perception de la réalité. C'est en tout cas ainsi qu'il a été reçu, c'est particulièrement vrai en France avec la réappropriation de l'oeuvre de Fort dans les années 1960 via le Matin des Magiciens de Pauwels et Bergier puis la revue Planète. Mais les premiers paragraphes du livre n'ont rien d'une introduction objective et rationnelle, il s'agit d'une incantation, d'une prophétie, de l'invocation d'êtres et de choses qui “ne devraient pas être”, pour pasticher Lovecraft. On croirait lire un voyant (au sens ancien du mot), un prophète qui décrit ses visions au lecteur.
Et cette entrée en matière est l'un des plus puissants exemples du style littéraire de Charles Fort, un condensé à la fois de son style et de sa pensée. “Euclide main dans la main avec l'esprit de l'anarchie.” Soit, le maître à penser de la géométrie et des mathématiques, de la rationalité et du calcul, mélangé à quelque chose qui se rapporte à la notion de désordre (l'acception populaire du mot “anarchie”) et de refus de toute forme d'autorité (l'anarchie en tant que projet politique).
Particulièrement difficile à rendre en français est la phrase “A stab and a laugh and the patiently folded hands of hopeless propriety” Le mot “propriety” en anglais signifie “la convenance, la bienséance”. Un coup de poignard et un rire, et les mains patiemment jointes de la désespérée bienséance. On voit qu'il est assez délicat de rendre en français l'idée contenue dans cette phrase. On n'est pas loin de l'idée d'attentat anarchiste contre la rationalité scientifique. Charles Fort propose ni plus ni moins que de réaliser un attentat à la pensée (scientifique), comme on peut parler d'un attentat à la pudeur.
Il existe, à ma connaissance, deux traductions publiées du Livre des Damnées, la première par Robert Benyaoun en 1955 pour les éditions des Deux Rives, la seconde par Claudie Bugnon pour les éditions québécoises Joey Cornu en 2007. Voici ci-dessous le texte original de Charles Fort dans The Book of the Damned publié en 1919, et les deux versions francophones.
“A procession of the damned. By the damned, I mena the excluded. We shall have a procession of datat that Science has excluded. Battalions of the accursed, captained by pallid data that I have exhumed, will march. You'll read them - or they'll march. Some of them livid and some of them fiery and some of them rotten.
Some of them are corpses, skeletons, mummies, twitching, tottering, animated by companions that have been damned alive. There are giants that will walk by, though sound asleep. There are things that are theorems and things that are rags: they'll go by like Euclid arm in arm with the spirit of anarchy. Here and there will flit little harlots. Many are clowns. But many are of the highest respectability. Some are assassins. There are pale stenches and gaunt superstitions and mere shadows and lively malices: whims and amiabilities.
The naive and the pedantic and the bizarre and the grotesque and the sincere and the insincere, the profound and the puerile. A stab and a laugh and the patiently folded hands of hopeless propriety.
“Une procession de damnés. Par les damnés, j'entends bien les exclus. Nous tiendrons une procession de toutes les données que la Science a jugé bon d'exclure. Des bataillons de maudits, menés par les données blafardes que j'aurai exhumées, se mettront en marche. Les uns livides et les autres de flamme, et quelques-uns pourris.
Certains sont des cadavres, momies ou squelettes grinçants et trébuchants, animés par tous ceux qui furent damnés vivants. Des géants déambuleront dans leur sommeil, des chiffons et des théorèmes marcheront comme Euclide en côtoyant l'esprit de l'anarchie. Ça et là glisseront de petites catins. Certains sont clowns. D'autres très respectables. Quelques uns assassins. Pâles puanteurs et superstitions déchaînées, ombres et malices, caprices et amabilités.
Le naïf, le pédant, le bizarre, le grotesque et le sincère, l'hypocrite, le profond et le puéril confronteront le coup de poignard, le rire et les mains très patiemment jointes de la bienséance.”
(Traduction de 1955 par Robert Benayoun, pour les éditions des Deux Rives)
Un défilé de damnés. Par damnés, j'entends les exclus. Contemplons ensemble un cortège composé de faits exclus de la Cité scientifique. Guidés par les faits exhumés sous mes soins, des bataillons de données maudites marcheront au grand jour. Elles s'animeront sous vos yeux. Certaines sont blêmes,, d'autres enflammées, d'autres encore proches de la décomposition
Chez les bannis, des cadavres, des momies, des squelettes, agités et titubants, poussés par des compagnons damnés de leur vivant. Des géants endormis déambuleront. Puis défileront des théorèmes et des torchons, comme Euclide au bras de l'anarchie. Ici et là danseront de petites putains. Nombreux sont les respectables parmi les ridicules. Certains sont meurtriers. Il y aura des feux sournois et des superstitions dévorantes, des ombres discrètes et de vivaces malveillances. Des élans de caprice et d'amabilité.
Naïveté, pédantisme, étrangeté, absurdité, sincérité et fourberie, tout cela côtoyant le profond et le puéril. Un coup de poignard et un rire, et les mains poliment jointes pour une prière inutile.”
(Traduction de 2007 par Claudie Bugnon pour les éditions Joey Cornu)
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