"Une flambée inouïe d'érotisme" : les arguments pour et contre la contraception féminine à l'Assemblée Nationale en 1967

Sur le site de l'Assemblé Nationale, on peut consulter les comptes-rendus des séances au cours lesquelles, entre juillet et décembre 1967, les députés français ont débattu du projet de loi visant à autoriser la vente de la pilule contraceptive ("La pipule devient légale" (fichier PDF)). On remarquera qu'il n'y a eu que des députés, des hommes, pour débattre de cette question. La seule femme mentionnée dans le document est Marie-Claude Vaillant-Couturier, du groupe communiste, qui est présidente lors de la dernière séance en décembre (présidente, donc ne prenant pas part au débat).

D'après ma lecture, les arguments contre cette loi légalisant la pilule contraceptive ont été de trois ordres :

  1. L'argument médical : la pilule, en tant que produit chimique, allait jouer sur l'équilibre hormonal des femmes, et ce tous les mois et pendant des années, alors qu'on ne connaissait pas encore ses effets à long terme. Il y avait donc un risque particulièrement grave d'abîmer la santé des femmes qui s'y risqueraient, certes, mais aussi et surtout, de fabriquer des enfants qui ne seraient pas en bonne santé, qui pourraient même naître anormaux, malformés, voire souffrant de trisomie 21. Argument contre lequel un député répondra avec ironie : “en ce qui concerne les malformations, les Japonais, l’année dernière, ont établi, dans un rapport mondial, la démonstration que la contraception guérit le mongolisme” (député Daniel Benoist, chirurgien et socialiste)).
  2. L'argument nataliste : Avec la pilule, les femmes feraient mécaniquement moins d'enfants, alors que le taux de fécondité de la France, en 1967, était moins important que beaucoup d'autres pays européens. À l'époque, un journaliste japonais qui venait de visiter le pays avait écrit que “la France est un pays vide”. La citation est reprise par plusieurs députés pendant les débats, pour faire accroire que le pays va au devant d'un grand danger si l'on permettait aux femmes de faire encore moins d'enfants, c'est la patrie tout entière qui pourrait en subir les conséquences…
  3. L'argument moral : la pilule permettra aux femmes toutes les “amours illicites”, d'autant plus que la culture populaire les incite déjà à tous les vices et tous les renoncements. C'est la famille tout entière qui est menacée, et l'homme finira par perdre “la fière conscience de sa virilité féconde” (député Coumaros).

Ci-dessous, petit florilège des interventions les plus marquantes pour ou contre la pilule, parmi nos chers députés, lors des débats de juillet 1967.

Lucien Neuwirth ouvre les débats, en commentant son rapport sur la contraception féminine :

5534.jpg “Le respect de la liberté des consciences est profondément incrusté en nous. C’est pourquoi il est parfaitement admissible que, par conviction morale ou religieuse, on se refuse à utiliser la liberté individuelle. Mais, en vertu même de ce principe, cette possibilité d’utilisation ne doit pas être interdite par la loi comme c’est le cas actuellement, pour tous ceux qui la souhaitent. En vertu de quel critère démocratique pourrait-on imposer à tous, dans un domaine aussi intime, la volonté de quelques-uns ? Qu’apporte notre proposition de loi ? Tout d’abord, elle offre à toutes celles qui le désirent la possibilité d’accéder à la maternité volontaire en utilisant des moyens, des objets ou des méthodes que le ministère des affaires sociales aura estimé susceptibles d’être mis en vente.”

Joseph Fontanet, député du groupe Progrès et démocratie moderne :

3047.jpg “Qui n’a remarqué, fût-ce, par exemple, à travers les poignants témoignages du cinéma suédois, le morne ennui suintant de certaines sociétés scandinaves qui ont proclamé le droit au bonheur par la libération des sexes ? Qui n’observe, dans ces sociétés, l’avilissement de l’idée et de l’idéal du bonheur familial, de la moralité de la jeunesse ? Sans parler de l’escalade qui, des insuccès partiels de la contraception, fait tirer un argument pour élargir la législation sur l’avortement, voire sur la stérilisation, ouvrant la voie à un eugénisme négateur du respect de la vie et capable, comme on l’a vu sous certains régimes, de conduire aux pires excès ? (…)” “Une information objective des couples est donc nécessaire. A côté des conseils et consultations techniques émanant des médecins ou d’organismes spécialisés qui devront être soumis à agrément et contrôle, une action éducative, portant non seulement sur la régulation des naissances, mais aussi sur l’ensemble des problèmes de la vie conjugale et familiale, sera donc désormais de plus en plus indispensable. Elle devra être dispensée par les associations familiales et autres organismes qualifiés pour cette mission, parmi lesquels chaque foyer devra pouvoir trouver, s’il le désire, le cadre éducatif correspondant à ses croyances et à son éthique.” “(…) Le respect de la liberté des parents rejoint les exigences de l’avenir national, qu’une rechute dans la dénatalité d’avant 1939 compromettrait tragiquement.”

Georges Vinson, député du Rhône, groupe Gauche Démocratique et Socialiste :

7314.jpg“Je vous ferai grâce de tous les arguments qui militent en faveur de la contraception. Vous les avez lus dans l’excellent rapport qui nous a été distribué. Mais je voudrais revenir sur le bénéfice que devraient retirer de cette loi le couple et plus particulièrement la femme. Nous devons nous efforcer d’aboutir à la libération de la femme ; nous n’avons pas assez mis l’accent sur ce fait. Il faut tenter d’affranchir la femme des servitudes injustes que la nature lui impose et reconnaître ouvertement que la grossesse est un asservissement quand elle n’est ni voulue ni désirée. Autres arguments encore : enfants et mères en meilleure santé, enfants élevés dans de meilleures conditions matérielles et morales, donc mieux armés pour la vie. ”

Jacques Hébert, député de la Manche, groupe Union Démocratique pour la Vème République :

3776.jpg“Mes chers collègues, nous avons le devoir, nous qui sommes, en tant que législateurs, responsables devant les générations futures du patrimoine biologique des Français, de ne pas autoriser la diffusion de procédés ou de produits dont les conséquences lointaines sont encore très mal connues. Le risque d’une modification légalement autorisée des gamètes dépositaires du patrimoine héréditaire de l’espèce est d’une extrême gravité pour cette espèce. Des intérêts matériels considérables ont sans doute motivé certaines prises de positions stupéfiantes. Une flambée inouïe d’érotisme entretenue et attisée par la propagande politique – aussi bien d’ailleurs de la majorité que de l’opposition – en faveur des techniques anticonceptionnelles hormonales menace notre pays.”

Jean Coumaros, député de la Moselle, groupe Union Démocratique pour la Vème République :

2024.jpg“La loi qu’on nous propose de voter vise principalement, soyons francs, la pilule, et c’est précisément cela qui nous préoccupe le plus et qui nous effraie. Les autres contraceptifs locaux exigent certains sacrifices, que les couples acceptent plus ou moins difficilement, laissant ainsi à l’amour des intervalles féconds. La pilule, en revanche, engendre le néant puisqu’elle empêche la formation même de l’œuf et porte atteinte à la finalité de la vie, œuvre sublime du Créateur. (…)”

“Si les couples doivent attendre le moment qui leur semble favorable pour procréer, nul doute que les familles nombreuses deviendront de plus en plus rares, il ne faut pas se le dissimuler. Les enfants, mesdames, messieurs, ne sont pas toujours engendrés par la réflexion et par la raison, mais dans un élan d’amour irrésistible, comme l’exigent la nature et l’instinct de continuité de l’espèce humaine. Or, avec la pilule, ces effusions périront dans le néant.”

“D’autre part, les maris ont-ils songé que désormais c’est la femme qui détiendra le pouvoir absolu d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants en absorbant la pilule, même à leur insu ? (…) Les hommes perdront alors la fière conscience de leur virilité féconde et les femmes ne seront plus qu'un objet de volupté stérile. Mais sommes-nous convaincus que cette semi-castration chimique des femmes n'engendrera pas des troubles organiques et psychiques ? De grandes sommités médicales, en particulier l’académie de médecine, ont déjà tiré la sonnette d’alarme et ont stigmatisé les méfaits que l’usage de la pilule fait déjà apparaître, malgré son emploi encore limité.”

“Il faut, mesdames et messieurs, laisser à l’amour son mysticisme et sa noblesse. L’étalage éhonté que l’on en fait finit par l’émousser et le déformer. C’est l’une des raisons peut-être de la floraison de certains vices. La pilule va encore favoriser davantage les amours illicites et ébranler les assises de la famille.”

Gilbert Millet, député du Gard, membre du groupe communiste :

5285.jpg“Il est bien vrai que c’est seulement quand la femme ne redoutera plus, pour des raisons économiques et sociales, la venue d’enfants qu’on pourra parler de libre maternité. Or nous sommes malheureusement bien loin du compte. Les revenus de la femme qui travaille sont gravement atteints par l’inégalité des salaires masculins et féminins. Trois millions de femmes et de jeunes filles gagent moins de 600 francs par mois et les salaires de deux ouvrières sur trois n’atteignent pas cette somme. (…)

Par ailleurs, il faut souligner que les droits à la maternité ne sont pas encore reconnus pour toutes les travailleuses et qu’il existe des discriminations à ce sujet. Pour les ouvrières, l’indemnisation du congé maternité reste encore fixé à 50 p. 100 du salaire, ce qui empêche nombre d’entre elles de prendre ce congé intégralement. Pour les femmes fonctionnaires, la maternité est considérée comme une maladie et se traduit par un retard à l’avancement. Dans les services publics, des primes ont été supprimées ou réduites du fait de la maternité.”

Et pour finir, une dernière intervention de Jean Coumaros (Union démocratique pour la Vème République), qui intervient lors de la discussion technique sur le texte lui-même, pour proposer un amendement :

“On exige, pour les jeunes filles mineures non émancipées, l’autorisation paternelle ou maternelle pour la prescription de la pilule. Une telle initiative, pas un père ou une mère de famille digne de ce nom ne saurait l’envisager sans s’indigner. Quels parents pourraient avoir une conception si restreinte de la plus élémentaire morale pour écouter avec faveur leur fille si elle poussait l’oubli de la décence jusqu’à leur demander cette singulière autorisation ? Ne serait-ce pas, pour le législateur, inciter les parents à encourager leurs filles mineures à pratiquer une morale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est singulière ?”

“En revanche, donner à la femme mariée l’autorisation d’utiliser la pilule à l’insu de son mari (Rires sur de nombreux bancs) serait en même temps lui conférer le droit de mentir à son mari, de le duper dans son désir naturel – c’est un des buts du mariage – d’avoir des enfants. Il est logique que, dans le mariage, le mari et la femme aient les mêmes droits de procréation. Vous ne pouvez donner ce droit seulement à la femme, le mari demeurant dans l’ignorance de ce que fait son épouse. Ma conclusion est donc que la pilule ne doit être prescrite que sur la demande conjointe du mari et de la femme.”

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  • Dernière modification : 2023/03/02 13:41
  • de Grégory Gutierez