Décembre 1969 : la parapsychologie reconnue en tant que science

(Extrait de mon livre paru en octobre 2005 aux Presses du Châtelet.)

Dans la soirée du trente décembre 1969, la salle de danse du prestigieux hôtel Stalter-Hilton, à Boston, résonne de discussions et de bruits de couverts. Les membres de l’Association Américaine pour le Progrès Scientifique (American Association for the Advancement of Science, ou AAAS, encore appelée “3AS”) sont réunis pour leur dîner annuel. Ils s’apprêtent à examiner la candidature des associations à vocation scientifique. Créée en 1848, la 3AS est elle-même une « simple » association et non un organisme d’état, mais elle est devenue la principale instance représentative des sciences et de la manière dont celles-ci s’organisent. Son rôle consiste à fédérer toutes les associations scientifiques de par le monde (on en compte aujourd’hui 260 environ). La 3AS est aussi l’éditrice de Science, la plus importante revue scientifique interdisciplinaire au monde, avec la vénérable revue anglaise Nature. De fait, l’affiliation à la 3AS constitue un véritable baptême, et une manière, pour une association savante, d’être officiellement reconnue et acceptée parmi les multiples disciplines qui composent la science du XXème siècle. Et ce soir-là, le 30 décembre 1969, les membres de la 3AS doivent statuer sur deux nouvelles candidatures : d’abord, l’Association Américaine d’Orthopsychiatrie, fondée en 1924, et ensuite… l’Association de Parapsychologie, fondée en 1957.

Et ce n’est pas la première fois que la PA présente un dossier à la 3AS. La première candidature remonte à 1963. A cette époque déjà, les critères d’admission sont particulièrement exigeants : l'association candidate doit exister depuis au moins 5 années et présenter les travaux les plus intéressants publiés par ses membres dans des revues savantes. Et cette candidature est préalablement soumise au Comité des Affiliations de la 3AS, qui se prononce sur l’opportunité d’assujettir cette association au vote des membres. Mais en 1963, le Comité rend un avis négatif sur le dossier de la PA. Trois ans plus tard, en 1966, E. Douglas Dean, candidat à la présidence de la PA, promet de tenter à nouveau l’affiliation à la 3AS s'il est élu. Il essaie dès l'année suivante, et cette fois, le Comité des Affiliations rend un avis favorable. Mais, dans une volte-face peu commune dans l’histoire de la 3AS, le Bureau des Directeurs, instance dirigeante de l’association, choisit malgré tout d’exclure la PA des candidats soumis au vote. Ce rejet n’est pas sans créer un certain malaise au sein de la 3AS, et quelques voix s’élèvent parmi ses membres pour critiquer cette décision fort peu démocratique. La même année, la 3AS décide de réformer sa procédure d’admission des associations scientifiques, officiellement pour des raisons sans rapport avec le rejet de la PA. Le Comité des Affiliations est supprimé, et c’est un nouveau “Comité des Affaires du Conseil” qui a désormais la charge d’évaluer les dossiers…

L’année suivante, en 1968, E. Douglas Dean envoie à nouveau un dossier à la 3AS. Il sait que cette fois, les conditions sont plutôt favorables, car la PA bénéficie d’un allié de poids : le président de la 3AS lui-même, le Dr. Walter Orr Roberts, professeur d’astro-physique de l’université du Colorado et directeur du Centre National pour la Recherche Atmosphérique (National Center for Atmospheric Research). Sympathisant de la cause parapsychologique, Orr Roberts va jusqu’à plaider lui-même pour la candidature de la PA devant les membres du Comité des Affaires du Conseil. Avec un tel allié, la PA a de fortes chances d’obtenir le droit de présenter sa candidature et E. Douglas Dean est confiant. Mais contre toute attente, le dossier est encore une fois refusé ! Et cette année-là, à nouveau, les critères pour permettre à une association de présenter sa candidature sont révisés ! Après ces trois refus consécutifs, le climat est plutôt morose du côté de la Parapsychological Association, et l’année suivante, en 1969, E. Douglas Dean, devenu Secrétaire de la PA, estime dans un premier temps qu’il est plus sage de ne plus tenter l’aventure. Mais il change d’avis lors d’une discussion avec le Dr. Robert A. Connell, le tout premier président de la PA, qui se trouve être en bons termes avec le Dr. A. Spilhaus. Ce dernier est alors à la tête du Comité des Affaires du Conseil de la 3AS. Selon Connell, Spilhaus s’intéresserait, en privé, aux recherches en parapsychologie, et ne serait pas défavorable à ce que la PA se représente… Pour la quatrième fois, E. Douglas Dean consacre plusieurs semaines à la constitution d’un énième dossier de candidature. La tâche est loin d’être facile. Près de 2 kilos de documents relatifs à l’association et à ses publications doivent être envoyés à chaque membre du Comité. Ils comprennent les meilleurs articles de recherche publiés dans le domaine, les statuts de l’association et leurs différents amendements, les réponses aux longs questionnaires de la 3AS, sans compter toute la paperasse administrative. Et E. Douglas Dean choisit de joindre à ces documents les résultats d’un récent sondage effectué auprès des membres de la Parapsychological Association. Ce sondage montre que les deux tiers des répondants sont également membres de la 3AS. Mieux encore, neuf d’entre eux bénéficient du titre de “AAAS Fellows”, un titre honorifique qui récompense les membres aux contributions scientifiques remarquables. E. Douglas Dean répertorie aussi une cinquantaine de thèses et mémoires passés avec succès les années précédentes, et traitant, d’une manière ou d’une autre, de parapsychologie. Il veut démontrer aux membres du Comité des Affaires du Conseil que la parapsychologie fait d'ores et déjà l’objet d’études universitaires. Mais avec l’addition de ces pièces supplémentaires, c’est seulement à la date limite d’envoi que E. Douglas Dean a enfin terminé son dossier. Il l’expédie le jour-même, juste avant la fermeture de la poste locale, après avoir dû, au dernier moment, retravailler une bonne partie des duplicata d’articles à cause d’une stupide erreur d’impression ! A la mi-novembre 1969, le Comité des Affaires du Conseil de la 3AS rend son verdict : la candidature de la Parapsychological Association est acceptée ! Elle va bien être soumise aux membres de la 3AS le mois suivant, lors du congrès de fin d’année, à l’hôtel Stalter-Hilton.

Ce soir-là, E. Douglas Dean est présent, assis dans une galerie aménagée autour de la salle de danse, parmi d’autres spectateurs. C’est le Dr. Spilhaus qui aurait dû mener la séance, mais, souffrant, il est remplacé par le président de la 3AS lui-même, le Dr. Bentley Glass. Glass n’est pas à proprement parler un sympathisant de la cause parapsychologique. Biologiste et généticien de renom, ses prises de position publiques sur la science et la société sont connues et redoutées. Elles rappellent la science “positiviste” du XIXème siècle, dont les représentants croyaient que tous les mystères de la nature avaient déjà été découverts. Ainsi, lors d’un discours devant les membres de la 3AS, en 1968, Glass prédit la fin de la science envisagée comme outil d’exploration du réel :

Nous sommes comparables aux explorateurs d’un grand continent. Nous en avons défriché les terres en tous sens, nous avons dressé la carte de ses principales chaînes de montagnes et de ses fleuves. Il nous reste bien encore d’innombrables petites zones à cartographier, mais c’en est terminé des horizons infinis.1)

C’est d’abord sur l’Association Américaine d’Orthopsychiatrie que vont statuer les représentants de la 3AS. La procédure suit un cérémoniel bien rôdé. Glass prend la parole : “Y a-t-il une motion concernant l’Association Américaine d’Orthopsychiatrie ?”. Il faut qu’au moins deux personnes répondent par l’affirmative à cette question pour que le processus puisse continuer. Une manière de se “porter garant”, de coopter le candidat concerné. Un premier “oui” se fait entendre. Glass reprend : “Une seconde motion ?”. Un second “oui” résonne dans la salle. Glass continue : “Y a-t-il discussion ?”. C’est à ce moment qu’un membre de l’assemblée peut prendre la parole pour formuler des objections ou lancer un débat à propos de l’association candidate. Silence total dans la salle. Glass : “Que tous ceux qui sont favorables à cette motion le disent”. Les membres prononcent tous ensemble, d’une seule voix, un “Aye” rituel. Glass termine : “Contre ?”. Aucun bruit dans la salle. “La motion est passée par vote.”

Vient alors le tour de la PA. Sur sa chaise, dans la galerie, E. Douglas Dean est tendu. Glass annonce : “passons maintenant à l’Association de Parapsychologie. Y a-t-il une motion ?”. Après un silence pesant, une première voix se fait entendre : “Oui”. “Y a-t-il une seconde motion ?”. E. Douglas Dean est anxieux. Au bout de 5 interminables secondes, un deuxième “oui” se fait entendre. Glass lance alors la question suivante : “Y a-t-il discussion ?”… Cette fois, plusieurs membres se pressent pour atteindre le micro sur pied mis à leur disposition. Une première personne prend la parole : “Dans notre programme [de la soirée], il est indiqué que les buts de la PA sont de faire progresser la parapsychologie en tant que science, de diffuser les connaissances liées à ce domaine, et d’intégrer ses découvertes aux autres domaines de la science. Les prétendus phénomènes de la parapsychologie n’existent pas et il est impossible de réaliser un travail scientifique dans ce domaine, il s’agit donc d’une science nulle. Par conséquent, je vote contre cette motion.”

Une femme prend alors le micro : “Nous ne sommes pas familiarisés avec ce qu’est la parapsychologie, nous ne pouvons donc pas statuer à son sujet.” Bentley Glass reprend alors la parole : “Le Comité des Affaires du Conseil a considéré le travail de la PA depuis bien longtemps. Le Comité en a conclu qu’il s’agissait d’une association étudiant des phénomènes controversés ou non existants [“nonexistents”]. Cependant, cette association est ouverte aux membres critiques et aux membres agnostiques, lesquels sont satisfaits des méthodes d’investigation scientifique qui y sont pratiquées. De fait, cette investigation peut être considérée comme scientifique. D'autre part, nous avons appris qu’une erreur s’est glissée sur le programme [qui vous a été donné]. Les “Fellows” de la 3AS étant aussi membres de la PA ne sont pas au nombre de 4 mais de 9. Y a-t-il d’autres objections ?”. Margaret Mead, une célèbre anthropologue connue pour ses recherches sur les mœurs des tribus du Pacifique, décide d’intervenir : “Ces 10 dernières années, nous avons débattu de ce qu’était la science, pour savoir quelles sociétés pouvaient s’en prévaloir. Nous avons même modifié notre constitution à ce sujet. La PA utilise les statistiques, les tests en aveugle, les placebos, le double-aveugle et d’autres outils scientifiques standardisés. En outre, l’histoire du progrès scientifique est jalonnée de savants qui étudient des phénomènes auxquels la science de leur époque [“the establishement”] ne croyait pas. Je propose que nous votions en faveur de l’admission de la PA.”

Après cette intervention, Glass décide qu’un vote à main levée est nécessaire : “Que les membres du Conseil favorables à cette motion lèvent la main…” D’après E. Douglas Dean, entre 160 et 180 mains se lèvent, une grand majorité de la salle. “Qui est contre ?”. 30 à 35 mains émergent… Glass clôt alors le vote : “La motion est acceptée. Passons désormais au 8ème point de notre programme de ce soir…” Dans la galerie, E. Douglas Dean ne peut s’empêcher d’être submergé par l’émotion. La PA vient de gagner son affiliation à la 3AS, avec une large majorité de voix ! L’affiliation à la 3AS est plus qu’une simple reconnaissance “institutionnelle”. Elle va permettre aussi et surtout à tous les parapsychologues travaillant dans des laboratoires et dans des universités de demander des crédits plus facilement, de se spécialiser sans avoir constamment à se justifier, de soumettre leurs travaux à des revues savantes sans craindre d’être pris pour des originaux. Ils vont pouvoir être enfin considérés comme des scientifiques respectables, au même titre que leurs collègues d’autres disciplines.

A l’aube des années 1970, la parapsychologie est donc devenue une science honorable, une science parmi les centaines d’autres que la 3AS reconnaît comme véritables, et participatives du progrès général de la recherche. Mais bien entendu, cette reconnaissance ne marque pas pour autant la fin des débats, et des polémiques, sur l’existence des phénomènes si particuliers que cette jeune science entend étudier. Le statut d’affiliée à la 3AS de la PA sera même remis en cause quelques années plus tard. En janvier 1979, John Archibald Wheeler, un physicien de l’université du Texas, accuse publiquement Joseph Banks Rhine d’avoir fraudé, lorsque, dans les annés 1920, il assistait le Pr. McDougall dans ses expériences sur les éventuels caractères acquis de lignées de rats. L’accusation est portée pendant un congrès de la 3AS à Houston, quand Wheeler constate qu’il doit animer une table ronde sur le thème de la conscience… entouré de trois parapsychologues !

L’accusation de Wheeler est ensuite répercutée par les media et déclenche une petite crise au sein de la 3AS (en réalité, McDougall s’était aperçu très tôt qu’un de ses assistants manipulait des données. Il avait décidé de ne pas continuer l’expérience en cours et remercia l’indélicat. Ironie de l’histoire, Rhine connait la même mésaventure au cours des années 1970 : il choisit de licencier le jeune assistant trop zélé et publie ensuite, dans le Journal of Parapsychology, la liste des quelques recherches auxquelles ce dernier avait participé.) Pour Wheeler, il est donc urgent de nettoyer la 3AS de cette “pseudo-science” qu’est la parapsychologie, où, c’est bien connu, la fraude est la norme. Seulement, Wheeler n’a aucune preuve, aucun témoin, aucune source pour étayer son accusation, il se contente de répéter une rumeur non vérifiée. Interrogé plus tard par le quotidien The Star de Washington, Kenneth Boulding, alors président de la 3AS, prend la défense de la parapsychologie en tant que science, pendant que Wheeler, de son côté, publie avec une mauvaise grâce évidente une courte lettre d’excuse dans le numéro du 13 juillet 1979 de la revue Science.

Cet exemple de contestation de la légitimité scientifique de la parapsychologie n’est pas unique, on s’en doute. Aujourd’hui encore, aux premières années du XXIème, on assiste régulièrement à de nouveaux épisodes de la guerre entre les parapsychologues et leurs plus fervents détracteurs. Qu’ils se définissent comme rationalistes, sceptiques ou encore “zététiciens” , leur discours est toujours le même : la parapsychologie n’est qu’une gigantesque supercherie, une simple croyance qui n’a rien à voir avec la Science véritable. Il faut la combattre, au même titre que d’autres superstitions, pour protéger les acquis scientifiques ainsi que les populations (envisagées comme “masses” incultes et proies sans défense livrées aux charlatans du paranormal).

Pourtant, la parapsychologie, ou plus précisément, la recherche expérimentale en parapsychologie, a bien une histoire, et même mieux, une évolution. Depuis les tables tournantes de 1853 jusqu’aux générateurs aléatoires des années 1960, on ne peut que constater l’évolution des outils, des théories, des protocoles. Et l’apparente dégradation des résultats obtenus est surtout la conséquence d’une “scientifisation” des phénomènes étudiés. En un siècle, on passe progressivement de démonstrations spectaculaires à des pratiques proprement expérimentales. La métapsychique naissante exige des effets visibles et de grande ampleur, produits par des personnages hors du commun, pour convaincre un public composé de savants, d’intellectuels et de mondains. La parapsychologie de laboratoire des années 1960, loin des regards du public, cherche plutôt à déterminer la plus petite trace de psi détectable chez le plus grand nombre de personnes “normales”. Ce faisant, la recherche se nourrit toujours du contexte scientifique et culturel de son époque, pour trouver un cadre théorique aux phénomènes mis en évidence. Au début du XIXème siècle, on parle du fluide pour rendre compte des prédictions et des clairvoyances lors des transes du “magnétisme animal”. A partir des années 1850, ce sont les esprits des morts du Spiritisme, nouvelle “religion scientifique”, qui entrent en scène pour soulever les tables et parler par la bouche des médiums. Puis, à l’époque de la télégraphie sans fil et de l’invention de la radio, ce sont d’insaisissables ondes mentales, ou vibrations psychiques, qui expliquent la transmission de pensée et les rêves divinatoires. Dans les années 1950, la psychanalyse alors triomphante est appelée à la rescousse : c'est quelque part dans le vaste inconscient qu'émergerait “le psi”, dans une zone hors de portée des sciences de l’observation.

Finalement, tous ces cadres interprétatifs sont autant de théories falsifiées par l’expérience. Quelle que soit l’origine des phénomènes psi, on peut penser aujourd’hui qu’elle n'aura sans doute rien à voir avec tous les modèles théoriques qui les ont accompagné au fil du temps. Mais que reste-t-il alors du psi ? A quoi les 120 années et quelques que nous venons de retracer ont-elles abouti ? Elles ont abouti, principalement, à la mise en évidence de deux anomalies bien particulières. La première est peut-être la mieux établie : une connaissance, un ressenti ou une émotion correspondant à une réalité extérieure passée, présente ou future éclot chez un sujet qui n’a pourtant pas accès à cette réalité. C’est la “perception extrasensorielle”, de la “télépathie”, ou encore de la “clairvoyance” ou de la “précognition”, autant de mots marqués de présupposés théoriques. La seconde anomalie est la plus spectaculaire, mais aussi, semble-t-il, la moins bien étayée : il s’agit de la rencontre inexplicable entre une volonté humaine et un certain état de la matière, qui semble “se soumettre” à cette volonté. On désigne ce phénomène sous le nom de “psychokinèse”, “télékinésie”, ou encore “l’idéoplastie” des médiums. Malheureusement, tout au long de l’édification de la parapsychologie, ces deux anomalies ne sont jamais restées que cela : des anomalies constatées, des aberrations provoquées, des événements qui, au moins en apparence, questionnent les consensus scientifiques, notre culture (occidentale en tout cas) et nos philosophies (s’il est possible de connaître le futur, que devient notre libre-arbitre ?). La seule certitude sur laquelle tous les parapsychologues d’aujourd’hui et d’hier, semblent s’accorder, par delà les théories explicatives et les époques, c’est que le “psi”, comme on l’appelle aujourd’hui, est étroitement lié au contexte psychologique dans lequel il s’exprime. C’est là la composante fondamentale de toutes les expériences que nous venons de passer en revue : l'être humain, sa personnalité, ses attentes, ses espoirs, ses croyances, ses certitudes et ses doutes, ses craintes, sa manière d’envisager le monde et ses rapports avec autrui. Voilà pourquoi, très certainement, la parapsychologie est aussi mal comprise, et pourquoi beaucoup de scientifiques s'en méfient. Elle s’intéresse à des phénomènes produits par ce qui constitue la “part d’humanité” des individus, alors que l'idée généralement admise de la science (et entretenue par les médias) exige au contraire une déshumanisation rigoureuse, une indépendance totale des phénomènes par rapport à ceux qui les mettent en évidence et les étudient.

En août 2002, la Parapsychological Association tient son 45ème congrès annuel. Pour la première fois, l’événement se déroule à Paris, co-organisé par l’Institut Métapsychique, grâce aux efforts de son président, le Dr. Mario Varvoglis, qui se trouve être aussi, cette année-là, à la tête de la PA. Mario Varvoglis fait rajouter une journée de conférences au programme initial, en langue française, afin de présenter la parapsychologie contemporaine au grand public. Environ 70 chercheurs, de toutes nationalités, travaillant dans des universités, des laboratoires, des instituts privés, y présentent leurs dernières recherches et expériences sur “le psi”. Difficile de retrouver, parmi ces personnes, l’habituelle séparation artificielle entre “tenants” et “sceptiques”. Tous ces chercheurs nourrissent certes des opinions personnelles. Mais ils ne sont pas venus là pour convertir leurs collègues. Ils sont venus débattre, affûter leurs connaissances et leurs protocoles, se confronter volontairement aux jugements - parfois sans concession - de leurs pairs.

Cette année-là, l’invitée d’honneur du congrès de la PA est Isabelle Stengers, la célèbre philosophe et historienne des sciences rattachée à l’Université Libre de Bruxelles. Elle suit attentivement les exposés et les débats du congrès, côtoie les parapsychologues pendant plusieurs jours, scrute de son œil extérieur leur manière de fonctionner. Lors du dîner de clôture de ce congrès, son discours est chaleureusement applaudi par une partie de l’assistance, pendant que l’autre partie fait la grimace. Son propos n’a rien de très consensuel. Il s’agit de réveiller la parapsychologie de sa douce torpeur, en rappelant aux parapsychologues qu’une fois l’anomalie constatée, et même prouvée, le travail du savant est loin d’être achevé. Il ne fait au contraire que commencer, ce que les parapsychologues, dans leur quête de légitimité scientifique, semblent avoir oublié :

Une nouvelle anomalie, aussi extraordinaire soit-elle, n’est pas un succès, c’est une découverte empirique muette. Ce que les scientifiques appellent succès, et une science innovante a besoin de succès pour être reconnue, doit être dit selon les termes de ce qu’on a compris. Et ceci ne veut pas dire théorie. Ceci ne veut pas dire explication. Cela signifie que l’effet a cessé d’être muet, que vous pouvez décrire ce qu’il vous a appris, et plus précisément comment vous avez appris à apprendre à partir de lui, comment vous avez compris ce qu’il exigeait pour devenir quelque chose dont on peut apprendre.

Ce sera le grand problème de la parapsychologie devenue science, à partir des années 1970 et jusqu’à aujourd’hui : produire des faits utiles au reste de la communauté scientifique. Y a-t-elle réussi ? La question est loin d’être encore tranchée, elle reste même superbement ignorée, aussi bien par les avocats de cette discipline que par ses critiques les plus acharnés.


1)
Cité dans l’article “Renowned biologist and scientific gadlfy”, Douglas Martin, New York Times, 30 juin 2005. Traduction par l’auteur.
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  • de Grégory Gutierez