L'herbe du diable et la petite fumée, Carlos Castaneda
On n'est pas là pour faire de l'ethnologie
Il était temps. Depuis toutes ces années où je croise ce livre… Il est cité dans des films qui m'ont marqué (ceux de Raoul Ruiz notamment), plusieurs personnes m'en ont parlé avec enthousiasme (qui parfois m'inquiétait plus qu'autre chose), et moi-même j'ai bien souvent croisé le nom de Carlos Castaneda dans mes lectures. Je suis finalement tombé sur un exemplaire de la première édition française, dans les caisses de livres d'un petit libraire parisien, juste à côté d'un exemplaire du Livre des Damnés de Charles Fort (première édition française là aussi). Un signe évident que je devais enfin acquérir cette oeuvre et m'y plonger :)
Il s'agit donc de l'édition publiée en 1972 par “Le Soleil Noir” (tout un programme), traduction par Marcel Kahn et Nicole Ménant, “avec la collaboration de Henri Sylvestre”. En couverture “une peinture sur sable des indiens du Sud-Ouest, exécutée à l'époque où le cactus est en fleurs”.
Le titre français est beau comme un poème : l'herbe du diable et la petite fumée. On se prend à rêver rien qu'à lire ces mots. Le véritable titre est beaucoup plus prosaïque : The Teachings of Don Juan. On va donc nous enseigner quelque chose.
Je commence la lecture et tout de suite, quelque chose me paraît évident : c'est une oeuvre de fiction. Peut-être inspirée de “faits réels”, comme on dit pour faire vendre des films sensationnalistes, mais il me paraît évident que nous sommes dans le style littéraire du conte, du récit édifiant, et pas dans le témoignage d'un ethnologue de terrain. À ce propos, une phrase m'a marqué, dans la plutôt longue introduction de l'ouvrage. L'auteur, quand il présente Don Juan, ce vieil indien auprès de qui il va être initié, prend soin de préciser, après une “contextualisation” assez vague du bonhomme : “Mais mon propos n'est pas ici de déterminer avec précision son milieu culturel” (page 16). Donc voilà, on est très vite prévenu, il ne s'agira pas d'une oeuvre de savant, attaché à décrire la culture dans laquelle il va plonger, et dans laquelle il va nous plonger, nous ses lecteurs, à travers son périple auprès de Don Juan.
Des pensées muettes qui coulent comme de l'eau
Et puis on entre vite dans le dur de l'oeuvre : la description des effets de diverses drogues sur la perception du narrateur. J'ai bien l'impression que c'est là qu'est le noyau du livre, sous couvert de récit initiatique. Don Juan répond quand il veut aux questions naïves du narrateur, se moque volontiers de lui, et lui fait tester pas mal de produits naturels, dont le champignon hallucinogène (du peyotl, mais il faut l'appeler “le Mescalito”), et la fameuse “herbe du diable” qui donne son titre à la version française de l'ouvrage. Pour le coup, le récit paraît beaucoup plus incarné, ça sonne comme du vécu.
Le Mescalito, c'est une entité à part entière, un être non-humain, naturel mais invisible, qui apparaît une fois machouillé le fameux champignon. C'est le premier “trip” du narrateur, un soir, entouré d'une bande de potes indiens de don Juan. Il y a un chien avec eux, bientôt le narrateur, qui a commencé par ententre les Indiens parler en italien, a très soif, et le chien boit avec lui, et le chien se met à resplendir de couleurs vives, et lui aussi d'ailleurs, et ils jouent ensemble dans une sorte de tempête cosmique. C'était Mescalito qui a bien voulu se manifester à lui. Dans la réalité, lui raconteront plus tard les Indiens présents à cette soirée au clair de Lune, le narrateur s'est mis à aboyer, il a couru après le pauvre chien, et dans un grand prurit céleste, il s'est mis à lui pisser dessus (oui, le narrateur pissa sur le chien), ce à quoi l'animal répondit en lui pissant dessus à son tour.
Au-delà du côté drolatique de la scène, les premiers effets du peyotl y sont décrits avec grand soin :
Pour sa première expérience de l'herbe du diable, le narrateur aura beaucoup moins de choses à raconter : après l'ingestion de la potion préparée par don Juan, il va dormir pendant tout un jour, et c'est à peu près tout. Mais c'est la préparation de l'herbe qui va prendre une place certaine au sein du récit : pas moins de six pages juste pour expliquer comment don Juan cueille la petite herbe et s'en va la préparer dans sa cuisine. Un processus très fouillé, très détaillé, qui évoque tout à fait un de ces manuels d'alchimie de la Renaissance. Il y a des plantes mâles et des plantes femelles, leur racine n'est pas la même, il faut les traiter différemment, la mixture issue du broyage des racines, des plantes et de la fleur, doit baigner dans de l'eau plusieurs soirées, être filtrée à plusieurs reprises, avant qu'enfin on puisse y goûter. Ensuite il faut replanter ce qui reste de la plante, “pour la remercier”.
La petite herbe est une potion magique, au sens littéral, au sens d'Astérix et Obélix aussi. Elle donne des pouvoirs, et pas des moindres. Don Juan se confie au narrateur, il lui explique qu'il n'utilise plus l'herbe du diable parce que les temps ont changé, et que les Indiens eux-mêmes se sont éloignés de l'herbe, puis il précise :
La question de la "Connaissance"
Don Juan enseigne donc au narrateur. C'est même le titre original du livre, Les enseignements de don Juan, la voie Yaqui de la Connaissance.
Ah, la Connaissance ! Don Juan apprend en fait à son disciple-en-devenir deux types de savoirs. D'une part des choses très pratiques, essentiellement l'art et la manière de recueillir les plantes et champignons et de les préparer. C'est l'occasion de présenter tout un ensemble de rituels, qui tournent tous plus ou moins autour de l'idée que ces substances naturelles sont des entités à part entière, avec qui il faut savoir commercer, en espérant qu'on leur plaira. Ce n'est jamais vraiment l'homme qui les utilise, mais elles, ces substances devenues entités, qui vont exprimer leur préférence envers untel plutôt que tel autre candidat au voyage. L'animisme 1) est évident tant il transpire à chaque dialogue lors de ces moments du récit.
D'autre part, don Juan explique au narrateur, à plusieurs reprises, des notions plus philosophiques, ayant trait à la volonté même de vouloir connaître, et à la bonne attitude qu'il convient d'adopter pour y arriver, aux dangers qu'il faut éviter le long du chemin. On est alors beaucoup plus dans un enseignement spirituel à proprement parler. La particularité de cet enseignement-là, c'est qu'il compare la volonté de connaître à une véritable guerre que doit mener l'audacieux candidat.
Quelques mois plus tard, don Juan précise son propos :
S'en suit une longue explication sur ces “ennemis naturels”, qui sont en fait des passions auxquelles le candidat à la Connaissance pourrait succomber. Dans l'ordre : la peur, puis la Clarté mentale (ou plutôt l'illusion de puissance que donne cette “Clarté”, avec un C majuscule dans le texte), puis la Puissance (qui fait de l'homme “un homme cruel et capricieux”) et enfin, comme dernier ennemi, cette fois imparable : la Vieillesse.
Impossible pour moi, en lisant ces pages, de ne pas avoir une pensée émue pour l'empereur Palpatine, celui de la mythologie Star Wars, qui a visiblement succombé à tous ces ennemis (sauf que dans Star Wars, au moins, la voie du Côté Obscur de la Force permet de vaincre la mort, et donc de surmonter l'obstacle de la vieillesse).
Des hallucinogènes très genrés
Oui, très genrés. C'est une constante tout au long du récit, les entités invoquées grâce à la consommation de divers psychotropes ont un symbolisme très marqué du point de vue du genre sexuel. Il y a des produits qui sont plutôt “mâle”, et d'autres plutôt “femelle”. Et alors là, on oublie toute subtilité, ces différences sont très marquées, avec des propriétés bien définies et bien différentes. Et bien entendu, ce n'est jamais à l'avantage des principes féminins. Au point qu'au fil de ma lecture, j'ai pris un certain plaisir à noter toutes les anecdotes impliquant des femmes, en parallèle des précisions données par don Juan sur les qualités genrées des produits qu'il fait consommer au narrateur : à chaque fois, les femmes sont dans des situations dépréciatives, elles jouent un mauvais rôle.
Il y a donc trois produits décrits dans ce livre : “Mescalito” (le champignon appelé “peyotl” par les non-initiés), “l'herbe du diable” (une petite plante dont on boit la décoction), et la petite fumée (un mélange complexe de divers ingrédients qu'il faut fumer à la pipe). L'une de ces trois substances est “féminine”, les deux autres sont “masculines”. Devinez donc, en fonction de sa dénomination, laquelle est associée à la femme ?
Mescalito (peyotl),
- Première expérience du narrateur : page 46 et suivantes
- Rituel de cueillette et deuxième expérience : pages 113 à 130.
- Comment : champignon à mâcher
C'est une entité qui choisit de se montrer (ou pas) à celui qui tente l'aventure.
Herbe du Diable
- Où : Première expérience page 77 et suivantes, puis page 207 et suivantes.
- Comment : racine et tige et fleur, préparation complexe et très lente
À l'ingurgitation, soit on voit tout noir et c'est mauvais signe, soit on voit tout rouge et c'est bon, l'herbe a accepté de commercer avec son hôte.
Contrairement à Mescalito, qui est de principe mâle, donc “protecteur” (aux yeux de l'auteur du livre en tout cas !), l'herbe du diable semble être avant tout un principe femelle, donc quelque chose de “séducteur”, c'est une entité au charme puissant, qui attire à elle. Par exemple : “tu as défendu l'herbe du diable, déjà tu agis comme son amant” (Page 81). Petit florilège des propriétés et de la “personnalité” de l'herbe du diable :
Petite fumée
- Où : première expérience page 179 à 183
- Comment : mélange complexe de plusieurs plantes et ingrédients divers, réduits en poudre à fumer grâce à une pipe
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